Ala suite de le Second Souffle, on retrouve un rĂ©cit, Ă©crit Ă  la suite de la sortie d'Intouchable, dont le titre est di able Gardien. Ici, nous retrouvons quelques passages de sa vie avec Abdel, cet homme qui en quelque sorte, a rĂ©ussi Ă  garder Philippe en vie. C'est quelque chose que je peux comprendre, connaissant le monde du handicap. Retrouveztout ce que vous devez savoir sur le livre Le diable au corps de de Raymond Radiguet : rĂ©sumĂ©, couverture, notes et critiques des membres Kifim. avec CrĂ©er un compte | Se connecter Films. En VOD. Sur Netflix. Sur Primevideo. Sur Disney+. Sur Apple Tv. Sur Mubi. Trouver des films. Films populaires. Au cinĂ©ma. Films cultes. Les tops films. Recherche unsentmessages to sarah. Running & Healthy Living pauca meae rĂ©sumĂ© par chapitre Retrouveztout ce que vous devez savoir sur le livre Le Diable au corps de de Raymond Radiguet : rĂ©sumĂ©, couverture, notes et critiques des membres Kifim. avec CrĂ©er un compte | Se connecter Films. En VOD. Sur Netflix. Sur Primevideo. Sur Disney+. Sur Apple Tv. Sur Mubi. Trouver des films. Films populaires. Au cinĂ©ma. Films cultes. Les tops films. Recherche premier les volumes de la lecture Ă  haute voix –, le directeur entra. Les Ă©lĂšves se levĂšrent. Il tenait une lettre Ă  la main. Mes jambes flĂ©chirent, les volumes tombĂšrent, et je les ramassai, tan - dis que le directeur s’entretenait avec le maĂźtre. DĂ©jĂ , les Ă©lĂšves des premiers bancs se tournaient vers moi, Ă©carlate, au fond Aulendemain de la Grande Guerre, dĂ©couvert par Cocteau et Max Jacob, apparaĂźt le mĂ©tĂ©orite Radiguet, enfant prodige, dans le sillage de Rimbaud. La mor Tous les livres depuis 1997 Neuf, occasion, ancien, presse, ebook Plus d'un million de rĂ©fĂ©rences disponibles tous les livres: neufs, occasion, ebooks ! 0 ? DĂ©connexion ! Livres, Dvd, . 403 ERROR The Amazon CloudFront distribution is configured to block access from your country. 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Je dĂ©vore une soixantaine de livres par an, surtout des romans. Je lis des classiques français, des textes actuels et de la littĂ©rature anglo-saxonne. J'aimerais partager mes coups de coeur, mes lectures du moment, mes rĂ©sumĂ©s.. Voir le profil de Everina sur le portail Overblog LE DIABLE AU CORPS, roman par Raymond Radiguet. Un volume in-16 double-couronne. Prix. . 6 fr. 75 Bernard Grasset, Ă©diteur. LE DIABLE AU CORPS, c’est l’histoire d’un enfant qui se voit aux prises avec une aventure d’homme et s’analyse sur place. C’est l’impudeur charmante de l’enfance et tous ses mĂ©canismes secrets montrĂ©s au grand jour par un MaĂźtre de dix-sept ans. C’est aussi la guerre vue par des yeux d’enfant et, de ce seul point de vue, le livre de Raymond Radiguet paraĂźt mĂ©riter une place dans la littĂ©rature contemporaine. Mais, il y a plus, il semble vraiment que ce soit le premier roman d’une gĂ©nĂ©ration puisque, aussi bien, on appellera vraisemblablement dans l’avenir “ gĂ©nĂ©ration de la guerre ”, non pas la gĂ©nĂ©ration qui l’a faite, mais la gĂ©nĂ©ration qui en a reçu l’empreinte Ă  l’ñge oĂč les sensibilitĂ©s se dessinent et oĂč les caractĂšres se forment, empreinte obscure et non raisonnĂ©e, la seule vraisemblablement qui compte et qui reste. LE DIABLE AU CORPS va peut-ĂȘtre scandaliser bien des gens. L’auteur le prĂ©voit, puisque, au dĂ©but mĂȘme de son roman, dans une sorte d’introduction fort belle qui l’inaugure, on peut lire cette phrase “ Que ceux qui dĂ©jĂ  m’en veulent, se reprĂ©sentent ce que fut la guerre pour tant de trĂšs jeunes garçons Quatre ans de vacances. ” Les Ă©crivains auxquels appartiendra de juger ce livre devront donc se dĂ©pouiller, s’ils veulent ĂȘtre justes de la “ sensibilitĂ© de guerre ” qui ne doit pas peser sur le jugement d’une Ɠuvre qui lui survivra. RAYMOND RADIGUET LE DIABLE AU CORPS ROMAN PARIS BERNARD GRASSET, ÉDITEUR 61, RUE DES SAINTS-PÈRES, 61 MCMXXIII Je vais encourir bien des reproches. Mais qu’y puis-je ? Est-ce ma faute si j’eus douze ans quelques mois avant la dĂ©claration de la guerre ? Sans doute, les troubles qui me vinrent de cette pĂ©riode extraordinaire furent d’une sorte qu’on n’éprouve jamais Ă  cet Ăąge ; mais comme il n’existe rien d’assez fort pour nous vieillir malgrĂ© les apparences, c’est en enfant que je devais me conduire dans une aventure oĂč dĂ©jĂ  un homme eĂ»t Ă©prouvĂ© de l’embarras. Je ne suis pas le seul. Et mes camarades garderont de cette Ă©poque un souvenir qui n’est pas celui de leurs aĂźnĂ©s. Que ceux qui dĂ©jĂ  m’en veulent se reprĂ©sentent ce que fut la guerre pour tant de trĂšs jeunes garçons quatre ans de grandes vacances. Nous habitions Ă  F
, au bord de la Marne. Mes parents condamnaient plutĂŽt la camaraderie mixte. La sensualitĂ©, qui naĂźt avec nous et se manifeste encore aveugle, y gagna au lieu d’y perdre. Je n’ai jamais Ă©tĂ© un rĂȘveur. Ce qui semble rĂȘve aux autres, plus crĂ©dules, me paraissait Ă  moi aussi rĂ©el que le fromage au chat, malgrĂ© la cloche de verre. Pourtant la cloche existe. La cloche se cassant, le chat en profite, mĂȘme si ce sont ses maĂźtres qui la cassent et s’y coupent les mains. Jusqu’à douze ans, je ne me vois aucune amourette, sauf pour une petite fille, nommĂ©e Carmen, Ă  qui je fis tenir, par un gamin plus jeune que moi, une lettre dans laquelle je lui exprimais mon amour. Je m’autorisais de cet amour pour solliciter un rendez-vous. Ma lettre lui avait Ă©tĂ© remise le matin avant qu’elle ne se rendĂźt en classe. J’avais distinguĂ© la seule fillette qui me ressemblĂąt, parce qu’elle Ă©tait propre, et allait Ă  l’école accompagnĂ©e d’une petite sƓur, comme moi de mon petit frĂšre. Afin que ces deux tĂ©moins se tussent, j’imaginai de les marier, en quelque sorte. À ma lettre, j’en joignis donc une de la part de mon frĂšre, qui ne savait pas Ă©crire, pour Mlle Fauvette. J’expliquai Ă  mon frĂšre mon entremise, et notre chance de tomber juste sur deux sƓurs de nos Ăąges et douĂ©es de noms de baptĂȘme aussi exceptionnels. J’eus la tristesse de voir que je ne m’étais pas mĂ©pris sur le bon genre de Carmen, lorsqu’aprĂšs avoir dĂ©jeunĂ©, avec mes parents qui me gĂątaient et ne me grondaient jamais, je rentrai en classe. À peine mes camarades Ă  leurs pupitres, ― moi en haut de la classe, accroupi pour prendre dans un placard, en ma qualitĂ© de premier, les volumes de la lecture Ă  haute voix, ― le directeur entra. Les Ă©lĂšves se levĂšrent. Il tenait une lettre Ă  la main. Mes jambes flĂ©chirent, les volumes tombĂšrent, et je les ramassai, tandis que le directeur s’entretenait avec le maĂźtre. DĂ©jĂ , les Ă©lĂšves des premiers bancs se tournaient vers moi, Ă©carlate au fond de la classe, car ils entendaient chuchoter mon nom. Enfin le directeur m’appela, et pour me punir finement, tout en n’éveillant, croyait-il, aucune mauvaise idĂ©e chez les Ă©lĂšves, me fĂ©licita d’avoir Ă©crit une lettre de douze lignes sans aucune faute. Il me demanda si je l’avais bien Ă©crite seul, puis il me pria de le suivre dans son bureau. Nous n’y allĂąmes point. Il me morigĂ©na dans la cour, sous l’averse. Ce qui troubla fort mes notions de morale, fut qu’il considĂ©rait comme aussi grave d’avoir compromis la jeune fille dont les parents lui avaient communiquĂ© ma dĂ©claration, que d’avoir dĂ©robĂ© une feuille de papier Ă  lettres. Il me menaça d’envoyer cette feuille chez moi. Je le suppliai de n’en rien faire. Il cĂ©da, mais me dit qu’il conservait la lettre, et qu’à la premiĂšre rĂ©cidive, il ne pourrait plus cacher ma mauvaise conduite. Ce mĂ©lange d’effronterie et de timiditĂ© dĂ©routait les miens et les trompait, comme, Ă  l’école, ma facilitĂ©, vĂ©ritable paresse, me faisait prendre pour un bon Ă©lĂšve. Je rentrai en classe. Le professeur, ironique, m’appela Don Juan. J’en fus extrĂȘmement flattĂ©, surtout de ce qu’il me citĂąt le nom d’une Ɠuvre que je connaissais et que ne connaissaient pas mes camarades. Son Bonjour, Don Juan » et mon sourire entendu transformĂšrent la classe Ă  mon Ă©gard. Peut-ĂȘtre avait-elle dĂ©jĂ  su que j’avais chargĂ© un enfant des petites classes de porter une lettre Ă  une fille », comme disent les Ă©coliers dans leur dur langage. Cet enfant s’appelait Messager ; je ne l’avais pas Ă©lu d’aprĂšs son nom, mais, quand mĂȘme, ce nom m’avait inspirĂ© confiance. À une heure, j’avais suppliĂ© le directeur de ne rien dire Ă  mon pĂšre ; Ă  quatre, je brĂ»lais de lui raconter tout. Rien ne m’y obligeait. Je mettrais cet aveu sur le compte de la franchise. Sachant que mon pĂšre ne se fĂącherait pas, j’étais, somme toute, ravi qu’il connĂ»t ma prouesse. J’avouai donc, ajoutant avec orgueil que le directeur m’avait promis une discrĂ©tion absolue comme Ă  une grande personne. Mon pĂšre voulait savoir si je n’avais pas forgĂ© de toutes piĂšces ce roman d’amour. Il vint chez le directeur. Au cours de cette visite, il parla incidemment de ce qu’il croyait ĂȘtre une farce. — Quoi ? dit alors le directeur surpris et trĂšs ennuyĂ© ; il vous a racontĂ© cela ? Il m’avait suppliĂ© de me taire, disant que vous le tueriez. Ce mensonge du directeur l’excusait ; il contribua encore Ă  mon ivresse d’homme. J’y gagnai sĂ©ance tenante l’estime de mes camarades et des clignements d’yeux du maĂźtre. Le directeur cachait sa rancune. Le malheureux ignorait ce que je savais dĂ©jĂ  mon pĂšre, choquĂ© par sa conduite, avait dĂ©cidĂ© de me laisser finir mon annĂ©e scolaire, et de me reprendre. Nous Ă©tions alors au commencement de juin. Ma mĂšre ne voulant pas que cela influĂąt sur mes prix, mes couronnes, se rĂ©servait de dire la chose, aprĂšs la distribution. Ce jour venu, grĂące Ă  une injustice du directeur qui craignait confusĂ©ment les suites de son mensonge, seul de la classe, je reçus la couronne d’or que mĂ©ritait aussi le prix d’excellence. Mauvais calcul l’école y perdit ses deux meilleurs Ă©lĂšves, car le pĂšre du prix d’excellence retira son fils. Des Ă©lĂšves comme nous servaient d’appeaux pour en attirer d’autres. Ma mĂšre me jugeait trop jeune pour aller Ă  Henri IV. Dans son esprit, cela voulait dire pour prendre le train. Je restai deux ans Ă  la maison et travaillai seul. Je me promettais des joies sans borne, car, rĂ©ussissant Ă  faire en quatre heures le travail que ne fournissaient pas en deux jours mes anciens condisciples, j’étais libre plus de la moitiĂ© du jour. Je me promenais seul au bord de la Marne qui Ă©tait tellement notre riviĂšre que mes sƓurs disaient, en parlant de la Seine, une Marne ». J’allais mĂȘme dans le bateau de mon pĂšre, malgrĂ© sa dĂ©fense ; mais je ne ramais pas, et sans m’avouer que ma peur n’était pas celle de lui dĂ©sobĂ©ir, mais la peur tout court. Je lisais, couchĂ© dans ce bateau. En 1913 et 1914, deux cents livres y passent. Point ce que l’on nomme de mauvais livres, mais plutĂŽt les meilleurs, sinon pour l’esprit, du moins pour le mĂ©rite. Aussi, bien plus tard, Ă  l’ñge oĂč l’adolescence mĂ©prise les livres de la BibliothĂšque rose, je pris goĂ»t Ă  leur charme enfantin, alors qu’à cette Ă©poque je ne les aurais voulu lire pour rien au monde. Le dĂ©savantage de ces rĂ©crĂ©ations alternant avec le travail Ă©tait de transformer pour moi toute l’annĂ©e en fausses vacances. Ainsi, mon travail de chaque jour Ă©tait-il peu de chose, mais comme, travaillant moins de temps que les autres, je travaillais en plus pendant leurs vacances, ce peu de chose Ă©tait le bouchon de liĂšge qu’un chat garde toute sa vie au bout de la queue, alors qu’il prĂ©fĂ©rerait sans doute un mois de casserole. Les vraies vacances approchaient, et je m’en occupais fort peu puisque c’était pour moi le mĂȘme rĂ©gime. Le chat regardait toujours le fromage sous la cloche. Mais vint la guerre. Elle brisa la cloche. Les maĂźtres eurent d’autres chats Ă  fouetter et le chat se rĂ©jouit. À vrai dire chacun se rĂ©jouissait en France. Les enfants, leurs livres de prix sous le bras, se pressaient devant les affiches. Les mauvais Ă©lĂšves profitaient du dĂ©sarroi des familles. Nous allions chaque jour, aprĂšs dĂźner, Ă  la gare de J
, Ă  deux kilomĂštres de chez nous, voir passer les trains militaires. Nous emportions des campanules et nous les lancions aux soldats. Des dames en blouse versaient du vin rouge dans les bidons et en rĂ©pandaient des litres sur le quai jonchĂ© de fleurs. Tout cet ensemble me laisse un souvenir de feu d’artifice. Et jamais tant de vin gaspillĂ©, de fleurs mortes. Il fallut pavoiser les fenĂȘtres de notre maison. BientĂŽt, nous n’allĂąmes plus Ă  J
 Mes frĂšres et mes sƓurs commençaient d’en vouloir Ă  la guerre, ils la trouvaient longue. Elle leur supprimait le bord de la mer. HabituĂ©s Ă  se lever tard, il leur fallait acheter les journaux Ă  six heures. Pauvre distraction ! Mais vers le vingt aoĂ»t, ces jeunes monstres reprennent espoir. Au lieu de quitter la table oĂč les grandes personnes s’attardent, ils y restent pour entendre mon pĂšre parler de dĂ©part. Sans doute n’y aurait-il plus de moyens de transport. Il faudrait voyager trĂšs loin Ă  bicyclette. Mes frĂšres plaisantent ma petite sƓur. Les roues de sa bicyclette ont Ă  peine quarante centimĂštres de diamĂštre On te laissera seule sur la route. » Ma sƓur sanglote. Mais quel entrain pour astiquer les machines ! Plus de paresse. Ils proposent de rĂ©parer la mienne. Ils se lĂšvent dĂšs l’aube pour connaĂźtre les nouvelles. Tandis que chacun s’étonne, je dĂ©couvre enfin les mobiles de ce patriotisme un voyage Ă  bicyclette ! jusqu’à la mer ! et une mer plus loin, plus jolie que d’habitude. Ils eussent brĂ»lĂ© Paris pour partir plus vite. Ce qui terrifiait l’Europe Ă©tait devenu leur unique espoir. L’égoĂŻsme des enfants est-il si diffĂ©rent du nĂŽtre ? L’étĂ©, Ă  la campagne, nous maudissons la pluie qui tombe, et les cultivateurs la rĂ©clament. Il est rare qu’un cataclysme se produise sans phĂ©nomĂšnes avant-coureurs. L’attentat autrichien, l’orage du procĂšs Caillaux rĂ©pandaient une atmosphĂšre irrespirable, propice Ă  l’extravagance. Aussi, mon vrai souvenir de guerre prĂ©cĂšde la guerre. Voici comment. Nous nous moquions, mes frĂšres et moi, d’un de nos voisins, bonhomme grotesque, nain Ă  barbiche blanche et Ă  capuchon, conseiller municipal, nommĂ© MarĂ©chaud. Tout le monde l’appelait le pĂšre MarĂ©chaud. Bien que porte Ă  porte, nous nous dĂ©fendions de le saluer, ce dont il enrageait si fort qu’un jour, n’y tenant plus, il nous aborda sur la route et nous dit Eh bien ! on ne salue pas un conseiller municipal ! » Nous nous sauvĂąmes. À partir de cette impertinence, les hostilitĂ©s furent dĂ©clarĂ©es. Mais que pouvait contre nous un conseiller municipal ? En revenant de l’école, et en y allant, mes frĂšres tiraient sa sonnette, avec d’autant plus d’audace que le chien, qui pouvait avoir mon Ăąge, n’était pas Ă  craindre. La veille du 14 juillet 1914, en allant Ă  la rencontre de mes frĂšres, quelle ne fut pas ma surprise de voir un attroupement devant la grille des MarĂ©chaud. Quelques tilleuls Ă©laguĂ©s cachaient mal leur villa au fond du jardin. Depuis deux heures de l’aprĂšs-midi, leur jeune bonne Ă©tant devenue folle se rĂ©fugiait sur le toit et refusait de descendre. DĂ©jĂ  les MarĂ©chaud, Ă©pouvantĂ©s par le scandale, avaient clos leurs volets, si bien que le tragique de cette folle sur un toit s’augmentait de ce que la maison parĂ»t abandonnĂ©e. Des gens criaient, s’indignaient que ses maĂźtres ne fissent rien pour sauver cette malheureuse. Elle titubait sur les tuiles, sans, d’ailleurs, avoir l’air d’une ivrogne. J’eusse voulu pouvoir rester lĂ  toujours, mais notre bonne envoyĂ©e par ma mĂšre vint nous rappeler au travail. Sans cela je serais privĂ© de fĂȘte. Je partis la mort dans l’ñme, et priant Dieu que la bonne fĂ»t encore sur le toit, lorsque j’irais chercher mon pĂšre Ă  la gare. Elle Ă©tait Ă  son poste, mais les rares passants revenaient de Paris, se dĂ©pĂȘchaient pour rentrer dĂźner, et ne pas manquer le bal. Ils ne lui accordaient qu’une minute distraite. Du reste, jusqu’ici, pour la bonne, il ne s’agissait encore que de rĂ©pĂ©tition plus ou moins publique. Elle devait dĂ©buter le soir, selon l’usage, les girandoles lumineuses lui formant une vĂ©ritable rampe. Il y avait Ă  la fois celle de l’avenue et celles du jardin, car les MarĂ©chaud, malgrĂ© leur absence feinte, n’avaient osĂ© se dispenser d’illuminer, comme notables. Au fantastique de cette maison du crime, sur le toit de laquelle se promenait, comme sur un pont de navire pavoisĂ©, une femme aux cheveux flottants, contribuait beaucoup la voix de cette femme inhumaine, gutturale, d’une douceur qui donnait la chair de poule. Les pompiers d’une petite commune Ă©tant des volontaires », ils s’occupent tout le jour d’autre chose que de pompes. C’est le laitier, le pĂątissier, le serrurier, qui, leur travail fini, viendront Ă©teindre l’incendie, s’il ne s’est pas Ă©teint de lui-mĂȘme. DĂšs la mobilisation, nos pompiers formĂšrent en outre une sorte de milice mystĂ©rieuse faisant des patrouilles, des manƓuvres, et des rondes de nuit. Ces braves arrivĂšrent enfin et fendirent la foule. Une femme s’avança. C’était l’épouse d’un conseiller municipal, adversaire de MarĂ©chaud, et qui depuis quelques minutes, s’apitoyait bruyamment sur la folle. Elle fit des recommandations au capitaine. Essayez de la prendre par la douceur elle en est tellement privĂ©e, la pauvre petite, dans cette maison, oĂč on la bat. Surtout, si c’est la crainte d’ĂȘtre renvoyĂ©e, de se trouver sans place, qui la fait agir, dites-lui que je la prendrai chez moi. Je lui doublerai ses gages. » Cette charitĂ© bruyante produisit un effet mĂ©diocre sur la foule. La dame l’ennuyait. On ne pensait qu’à la capture. Les pompiers, au nombre de six, escaladĂšrent la grille, cernĂšrent la maison, grimpant de tous les cĂŽtĂ©s. Mais Ă  peine l’un d’eux apparut-il sur le toit, que la foule, comme les enfants Ă  Guignol, se mit Ă  vocifĂ©rer, Ă  prĂ©venir la victime. — Taisez-vous donc ! criait la dame, ce qui excitait les En voilĂ  un ! En voilĂ  un ! » du public. À ces cris, la folle, s’armant de tuiles, en envoya une sur le casque du pompier parvenu au faĂźte. Les cinq autres redescendirent aussitĂŽt. Tandis que les tirs, les manĂšges, les baraques, place de la Mairie, se lamentaient de voir si peu de clientĂšle, une nuit oĂč la recette devait ĂȘtre fructueuse, les plus hardis voyous escaladaient les murs et se pressaient sur la pelouse pour suivre la chasse. La folle disait des choses que j’ai oubliĂ©es, avec cette profonde mĂ©lancolie rĂ©signĂ©e que donne aux voix la certitude qu’on a raison, que tout le monde se trompe. Les voyous, qui prĂ©fĂ©raient ce spectacle Ă  la foire, voulaient cependant combiner les plaisirs. Aussi, tremblants que la folle fĂ»t prise en leur absence, couraient-ils faire vite un tour de chevaux de bois. D’autres, plus sages, installĂ©s sur les branches des tilleuls, comme pour la revue de Vincennes, se contentaient d’allumer des feux de Bengale, des pĂ©tards. On imagine l’angoisse du couple MarĂ©chaud chez soi, enfermĂ© au milieu de ce bruit et de ces lueurs. Le conseiller municipal, Ă©poux de la dame charitable, grimpĂ© sur le petit mur de la grille, improvisait un discours sur la couardise des propriĂ©taires. On l’applaudit. Croyant que c’était elle qu’on applaudissait, la folle saluait, un paquet de tuiles sous chaque bras, car elle en jetait une chaque fois que miroitait un casque. De sa voix inhumaine, elle remerciait qu’on l’eĂ»t enfin comprise. Je pensai Ă  quelque fille, capitaine corsaire, restant seule sur son bateau qui sombre. La foule se dispersait, un peu lasse. J’avais voulu rester avec mon pĂšre, tandis que ma mĂšre, pour assouvir ce besoin de mal de cƓur qu’ont les enfants, conduisait les siens de manĂšge en montagnes russes. Certes, j’éprouvais cet Ă©trange besoin plus vivement que mes frĂšres. J’aimais que mon cƓur batte vite et irrĂ©guliĂšrement. Ce spectacle, d’une poĂ©sie profonde, me satisfaisait davantage. Comme tu es pĂąle », avait dit ma mĂšre. Je trouvai le prĂ©texte des feux de Bengale. Ils me donnaient, dis-je, une couleur verte. — Je crains tout de mĂȘme que cela l’impressionne trop, dit-elle Ă  mon pĂšre. — Oh, rĂ©pondit-il, personne n’est plus insensible. Il peut regarder n’importe quoi, sauf un lapin qu’on Ă©corche. Mon pĂšre disait cela pour que je restasse. Mais il savait que ce spectacle me bouleversait. Je sentais qu’il le bouleversait aussi. Je lui demandai de me prendre sur ses Ă©paules pour mieux voir. En rĂ©alitĂ©, j’allais m’évanouir, mes jambes ne me portaient plus. Maintenant on ne comptait qu’une vingtaine de personnes. Nous entendĂźmes les clairons. C’était la retraite aux flambeaux. Cent torches Ă©clairaient soudain la folle, comme, aprĂšs la lumiĂšre douce des rampes, le magnĂ©sium Ă©clate pour photographier une nouvelle Ă©toile. Alors, agitant ses mains en signe d’adieu, et croyant Ă  la fin du monde, ou simplement, qu’on allait la prendre, elle se jeta du toit, brisa la marquise dans sa chute, avec un fracas Ă©pouvantable, pour venir s’aplatir sur les marches de pierre. Jusqu’ici j’avais essayĂ© de supporter tout, bien que mes oreilles tintassent et que le cƓur me manquĂąt. Mais quand j’entendis des gens crier Elle vit encore », je tombai, sans connaissance, des Ă©paules de mon pĂšre. Revenu Ă  moi, il m’entraĂźna au bord de la Marne. Nous y restĂąmes trĂšs tard, en silence, allongĂ©s dans l’herbe. Au retour, je crus voir derriĂšre la grille une silhouette blanche, le fantĂŽme de la bonne ! C’était le pĂšre MarĂ©chaud en bonnet de coton, contemplant les dĂ©gĂąts, sa marquise, ses tuiles, ses pelouses, ses massifs, ses marches couvertes de sang, son prestige dĂ©truit. Si j’insiste sur un tel Ă©pisode, c’est qu’il fait comprendre mieux que tout autre l’étrange pĂ©riode de la guerre, et combien, plus que le pittoresque, me frappait la poĂ©sie des choses. Nous entendĂźmes le canon. On se battait prĂšs de Meaux. On racontait mĂȘme que des uhlans avaient Ă©tĂ© capturĂ©s prĂšs de Lagny, Ă  quinze kilomĂštres de chez nous. Tandis que ma tante parlait d’une amie enfuie dĂšs les premiers jours, aprĂšs avoir enterrĂ© dans son jardin des pendules, des boĂźtes de sardines, je demandai Ă  mon pĂšre le moyen d’emporter nos vieux livres ; c’est ce qu’il me coĂ»tait le plus de perdre. Enfin, au moment oĂč nous nous apprĂȘtions Ă  la fuite, les journaux nous apprirent que c’était inutile. Mes sƓurs, maintenant, allaient Ă  J
 porter des paniers de poires aux blessĂ©s. Elles avaient dĂ©couvert un dĂ©dommagement, mĂ©diocre il est vrai, Ă  tous leurs beaux projets Ă©croulĂ©s. Quand elles arrivaient Ă  J
, les paniers Ă©taient presque vides ! Je devais entrer au lycĂ©e Henri IV ; mais mon pĂšre prĂ©fĂ©ra me garder encore un an Ă  la campagne. Ma seule distraction de ce morne hiver fut de courir chez notre marchande de journaux, pour ĂȘtre sĂ»r d’avoir un exemplaire du Mot, journal qui me plaisait et paraissait le samedi. Ce jour-lĂ , je n’étais jamais levĂ© tard. Mais le printemps arriva, qu’égayĂšrent mes premiĂšres incartades. Sous prĂ©texte de quĂȘtes, ce printemps, plusieurs fois, je me promenai, endimanchĂ©, une jeune personne Ă  ma droite. Je tenais le tronc ; elle, la corbeille d’insignes. DĂšs la seconde quĂȘte, des confrĂšres m’apprirent Ă  profiter de ces journĂ©es libres oĂč l’on me jetait dans les bras d’une petite fille. DĂšs lors, nous nous empressions de recueillir, le matin, le plus d’argent possible, remettions Ă  midi notre rĂ©colte Ă  la dame patronnesse et allions toute la journĂ©e polissonner sur les coteaux de ChenneviĂšres. Pour la premiĂšre fois, j’eus un ami. J’aimais Ă  quĂȘter avec sa sƓur. Pour la premiĂšre fois, je m’entendais avec un garçon aussi prĂ©coce que moi, admirant mĂȘme sa beautĂ©, son effronterie. Notre mĂ©pris commun pour ceux de notre Ăąge nous rapprochait encore. Nous seuls, nous jugions capables de comprendre les choses ; et, enfin, nous seuls nous trouvions dignes des femmes. Nous nous croyions des hommes. Par chance nous n’allions pas ĂȘtre sĂ©parĂ©s. RenĂ© allait dĂ©jĂ  au lycĂ©e Henri IV, et je serais dans sa classe, en troisiĂšme. Il ne devait pas apprendre le grec ; il me fit cet extrĂȘme sacrifice de convaincre ses parents de le lui laisser apprendre. Ainsi nous serions toujours ensemble. Comme il n’avait pas fait sa premiĂšre annĂ©e, c’était s’obliger Ă  des rĂ©pĂ©titions particuliĂšres. Les parents de RenĂ© n’y comprirent rien, qui, l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, devant ses supplications, avaient consenti Ă  ce qu’il n’étudiĂąt pas le grec. Ils y virent l’effet de ma bonne influence, et, s’ils supportaient ses autres camarades, j’étais, du moins, le seul ami qu’ils approuvassent. Pour la premiĂšre fois, nul jour des vacances de cette annĂ©e ne me fut pesant. Je connus donc que personne n’échappe Ă  son Ăąge, et que mon dangereux mĂ©pris s’était fondu comme glace dĂšs que quelqu’un avait bien voulu prendre garde Ă  moi, de la façon qui me convenait. Nos communes avances raccourcirent de moitiĂ© la route que l’orgueil de chacun de nous avait Ă  faire. Le jour de la rentrĂ©e des classes, RenĂ© me fut un guide prĂ©cieux. Avec lui tout me devenait plaisir et moi qui, seul, ne pouvais avancer d’un pas, j’aimais faire Ă  pied, deux fois par jour, le trajet qui sĂ©pare Henri IV de la gare de la Bastille, oĂč nous prenions notre train. Trois ans passĂšrent ainsi, sans autre amitiĂ©, et sans autre espoir que les polissonneries du jeudi, — avec les petites filles que les parents de mon ami nous fournissaient innocemment, invitant ensemble Ă  goĂ»ter les amis de leur fils et les amies de leur fille, — menues faveurs que nous dĂ©robions, et qu’elles nous dĂ©robaient, sous prĂ©texte de jeux Ă  gages. La belle saison venue, mon pĂšre aimait Ă  nous emmener, mes frĂšres et moi, dans de longues promenades. Un de nos buts favoris Ă©tait Ormesson, et de suivre le Morbras, riviĂšre large d’un mĂštre, traversant des prairies oĂč poussent des fleurs qu’on ne rencontre nulle part ailleurs, et dont j’ai oubliĂ© le nom. Des touffes de cresson ou de menthe cachent au pied qui se hasarde l’endroit oĂč commence l’eau. La riviĂšre charrie au printemps des milliers de pĂ©tales blancs et roses. Ce sont les aubĂ©pines. Un dimanche d’avril 1917, comme cela nous arrivait souvent, nous prĂźmes le train pour La Varenne, d’oĂč nous devions nous rendre Ă  pied Ă  Ormesson. Mon pĂšre me dit que nous retrouverions Ă  La Varenne des gens agrĂ©ables, les Grangier. Je les connaissais pour avoir vu le nom de leur fille, Marthe, dans le catalogue d’une exposition de peinture. Un jour, j’avais entendu mes parents parler de la visite d’un M. Grangier. Il Ă©tait venu, avec un carton empli des Ɠuvres de sa fille, ĂągĂ©e de dix-huit ans. Marthe Ă©tait malade. Son pĂšre aurait voulu lui faire une surprise que ses aquarelles figurassent dans une exposition de charitĂ© dont ma mĂšre Ă©tait prĂ©sidente. Ces aquarelles Ă©taient sans nulle recherche ; on y sentait la bonne Ă©lĂšve de cours de dessin, tirant la langue, lĂ©chant les pinceaux. Sur le quai de la gare de La Varenne, les Grangier nous attendaient. M. et Mme Grangier devaient ĂȘtre du mĂȘme Ăąge, approchant de la cinquantaine. Mais Mme Grangier paraissait l’aĂźnĂ©e de son mari ; son inĂ©lĂ©gance, sa taille courte, firent qu’elle me dĂ©plut au premier coup d’Ɠil. Au cours de cette promenade, je devais remarquer qu’elle fronçait souvent les sourcils, ce qui couvrait son front de rides auxquelles il fallait une minute pour disparaĂźtre. Afin qu’elle eĂ»t tous les motifs de me dĂ©plaire, sans que je me reprochasse d’ĂȘtre injuste, je souhaitais qu’elle employĂąt des façons de parler assez communes. Sur ce point, elle me déçut. Le pĂšre, lui, avait l’air d’un brave homme, ancien sous-officier, adorĂ© de ses soldats. Mais oĂč Ă©tait Marthe ? Je tremblais Ă  la perspective d’une promenade sans autre compagnie que celle de ses parents. Elle devait venir par le prochain train, dans un quart d’heure, expliqua Mme Grangier, n’ayant pu ĂȘtre prĂȘte Ă  temps. Son frĂšre arriverait avec elle ». Quand le train entra en gare, Marthe Ă©tait debout sur le marchepied du wagon. Attends bien que le train s’arrĂȘte » lui cria sa mĂšre
 Cette imprudente me charma. Sa robe, son chapeau trĂšs simples, prouvaient son peu d’estime pour l’opinion des inconnus. Elle donnait la main Ă  un petit garçon qui paraissait avoir onze ans. C’était son frĂšre, enfant pĂąle, aux cheveux d’albinos, et dont tous les gestes trahissaient la maladie. Sur la route, Marthe et moi marchions en tĂȘte. Mon pĂšre marchait derriĂšre, entre les Grangier. Mes frĂšres, eux, bĂąillaient, avec ce nouveau petit camarade chĂ©tif, Ă  qui l’on dĂ©fendait de courir. Comme je complimentais Marthe sur ses aquarelles, elle me rĂ©pondit modestement que c’étaient des Ă©tudes. Elle n’y attachait aucune importance. Elle me montrerait mieux, des fleurs stylisĂ©es ». Je jugeai bon, pour la premiĂšre fois, de ne pas lui dire que je trouvais ces sortes de fleurs ridicules. Sous son chapeau, elle ne pouvait bien me voir. Moi, je l’observais. — Vous ressemblez peu Ă  madame votre mĂšre, lui dis-je. C’était un madrigal. — On me le dit quelquefois ; mais quand vous viendrez Ă  la maison, je vous montrerai des photographies de maman lorsqu’elle Ă©tait jeune, je lui ressemble beaucoup. Je fus attristĂ© de cette rĂ©ponse, et je priai Dieu de ne point voir Marthe quand elle aurait l’ñge de sa mĂšre. Voulant dissiper le malaise de cette rĂ©ponse pĂ©nible, et ne comprenant pas que, pĂ©nible, elle ne pouvait l’ĂȘtre que pour moi, puisque heureusement Marthe ne voyait point sa mĂšre avec mes yeux, je lui dis — Vous avez tort de vous coiffer de la sorte, les cheveux lisses vous iraient mieux. Je restai terrifiĂ©, n’ayant jamais dit pareille chose Ă  une femme. Je pensais Ă  la façon dont j’étais coiffĂ©, moi. — Vous pourrez le demander Ă  maman comme si elle avait besoin de se justifier ! ; d’habitude je ne me coiffe pas si mal, mais j’étais dĂ©jĂ  en retard et je craignais de manquer le second train. D’ailleurs, je n’avais pas l’intention d’îter mon chapeau. Quelle fille Ă©tait-ce donc, pensais-je, pour admettre qu’un gamin la querelle Ă  propos de ses mĂšches ? » J’essayais de deviner ses goĂ»ts en littĂ©rature ; je fus heureux qu’elle connĂ»t Baudelaire et Verlaine, charmĂ© de la façon dont elle aimait Baudelaire, qui n’était pourtant pas la mienne. J’y discernais une rĂ©volte. Ses parents avaient fini par admettre ses goĂ»ts. Marthe leur en voulait que ce fĂ»t par tendresse. Son fiancĂ©, dans ses lettres, lui parlait de ce qu’il lisait, et s’il lui conseillait certains livres, il lui en dĂ©fendait d’autres. Il lui avait dĂ©fendu Les Fleurs du Mal. DĂ©sagrĂ©ablement surpris d’apprendre qu’elle Ă©tait fiancĂ©e, je me rĂ©jouis de savoir qu’elle dĂ©sobĂ©issait Ă  un soldat assez nigaud pour craindre Baudelaire. Je fus heureux de sentir qu’il devait souvent choquer Marthe. AprĂšs la premiĂšre surprise dĂ©sagrĂ©able, je me fĂ©licitai de son Ă©troitesse, d’autant mieux que j’eusse craint, s’il avait lui aussi goĂ»tĂ© Les Fleurs du Mal, que leur futur appartement ressemblĂąt Ă  celui de La Mort des Amants. Je me demandai ensuite ce que cela pouvait bien me faire. Son fiancĂ© lui avait aussi dĂ©fendu les acadĂ©mies de dessin. Moi qui n’y allais jamais, je lui proposai de l’y conduire, ajoutant que j’y travaillais souvent. Mais, craignant ensuite que mon mensonge fĂ»t dĂ©couvert, je la priai de n’en point parler Ă  mon pĂšre. Il ignorait, dis-je, que je manquais des cours de gymnastique pour me rendre Ă  la Grande-ChaumiĂšre. Car je ne voulais pas qu’elle pĂ»t se figurer que je cachais l’acadĂ©mie Ă  mes parents, parce qu’ils me dĂ©fendaient de voir des femmes nues. J’étais heureux qu’il se fĂźt un secret entre nous, et moi, timide, me sentais dĂ©jĂ  tyrannique avec elle. J’étais fier aussi d’ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ© Ă  la campagne, car nous n’avions pas encore fait allusion au dĂ©cor de notre promenade. Quelquefois ses parents l’appelaient Regarde, Marthe, Ă  ta droite, comme les coteaux de ChenneviĂšres sont jolis », ou bien, son frĂšre s’approchait d’elle et lui demandait le nom d’une fleur qu’il venait de cueillir. Elle leur accordait d’attention distraite juste assez pour qu’ils ne se fĂąchassent point. Nous nous assĂźmes dans les prairies d’Ormesson. Dans ma candeur, je regrettais d’avoir Ă©tĂ© si loin, et d’avoir tellement prĂ©cipitĂ© les choses. AprĂšs une conversation moins sentimentale, plus naturelle, pensai-je, je pourrais Ă©blouir Marthe, et m’attirer la bienveillance de ses parents, en racontant le passĂ© de ce village. » Je m’en abstins. Je croyais avoir des raisons profondes, et pensais qu’aprĂšs tout ce qui s’était passĂ©, une conversation tellement en dehors de nos inquiĂ©tudes communes ne pourrait que rompre le charme. Je croyais qu’il s’était passĂ© des choses graves. C’était d’ailleurs vrai, simplement, je le sus dans la suite, parce que Marthe avait faussĂ© notre conversation dans le mĂȘme sens que moi. Mais moi qui ne pouvais m’en rendre compte, je me figurais lui avoir adressĂ© des paroles significatives. Je croyais avoir dĂ©clarĂ© mon amour Ă  une personne insensible. J’oubliais que M. et Mme Grangier eussent pu entendre sans le moindre inconvĂ©nient tout ce que j’avais dit Ă  leur fille ; mais moi aurais-je pu le lui dire en leur prĂ©sence ? — Marthe ne m’intimide pas, me rĂ©pĂ©tais-je. Donc, seuls ses parents et mon pĂšre m’empĂȘchent de me pencher sur son cou, et de l’embrasser. ProfondĂ©ment en moi, un autre garçon se fĂ©licitait de ces trouble-fĂȘte. Celui-ci pensait — Quelle chance que je ne me trouve pas seul avec elle ! Car je n’oserais pas davantage l’embrasser, et n’aurais aucune excuse. Ainsi triche le timide. Nous reprenions le train Ă  la gare de Sucy. Ayant une bonne demi-heure Ă  l’attendre, nous nous assĂźmes Ă  la terrasse d’un cafĂ©. Je dus subir les compliments de Mme Grangier. Ils m’humiliaient. Ils rappelaient Ă  sa fille que je n’étais encore qu’un lycĂ©en, qui passerait son baccalaurĂ©at dans un an. Marthe voulut boire de la grenadine ; j’en commandai aussi. Le matin encore, je me serais cru dĂ©shonorĂ© en buvant de la grenadine. Mon pĂšre n’y comprenait rien. Il me laissait toujours servir des apĂ©ritifs. Je tremblai qu’il me plaisantĂąt sur ma sagesse. Il le fit, mais Ă  mots couverts, de façon que Marthe ne devinĂąt pas que je buvais de la grenadine pour faire comme elle. ArrivĂ©s Ă  F
, nous dĂźmes adieu aux Grangier. Je promis Ă  Marthe de lui porter le jeudi suivant la collection du journal Le Mot et Une Saison en enfer. — Encore un titre qui plairait Ă  mon fiancĂ© ! Elle riait. — Voyons, Marthe ! dit, fronçant les sourcils, sa mĂšre qu’un tel manque de soumission choquait toujours. Mon pĂšre et mes frĂšres s’étaient ennuyĂ©s, qu’importe ! Le bonheur est Ă©goĂŻste. Le lendemain, au lycĂ©e, je n’éprouvai pas le besoin de raconter Ă  RenĂ©, Ă  qui je disais tout, ma journĂ©e du dimanche. Mais je n’étais pas d’humeur Ă  supporter qu’il me raillĂąt de n’avoir pas embrassĂ© Marthe en cachette. Autre chose m’étonnait ; c’est qu’aujourd’hui je trouvai RenĂ© moins diffĂ©rent de mes camarades. Ressentant de l’amour pour Marthe, j’en ĂŽtais Ă  RenĂ©, Ă  mes parents, Ă  mes sƓurs. Je me promettais bien cet effort de volontĂ© de ne pas venir la voir avant le jour de notre rendez-vous. Pourtant, le mardi soir, ne pouvant attendre, je sus trouver Ă  ma faiblesse de bonnes excuses qui me permissent de porter aprĂšs-dĂźner le livre et les journaux. Dans cette impatience, Marthe verrait la preuve de mon amour, disais-je, et si elle refuse de la voir, je saurais bien l’y contraindre. Pendant un quart d’heure, je courus comme un fou jusqu’à sa maison. Alors, craignant de la dĂ©ranger pendant son repas, j’attendis, en nage, dix minutes, devant la grille. Je pensais que pendant ce temps, mes palpitations de cƓur s’arrĂȘteraient. Elles augmentaient, au contraire. Je manquai tourner bride, mais depuis quelques minutes, d’une fenĂȘtre voisine, une femme me regardait curieusement, voulant savoir ce que je faisais, rĂ©fugiĂ© contre cette porte. Elle me dĂ©cida. Je sonnai. J’entrai dans la maison. Je demandai Ă  la domestique si Madame Ă©tait chez elle. Presque aussitĂŽt, Mme Grangier parut dans la petite piĂšce oĂč l’on m’avait introduit. Je sursautai, comme si la domestique eĂ»t dĂ» comprendre que j’avais demandĂ© Madame » par convenance et que je venais voir Mademoiselle ». Rougissant, je priai Mme Grangier de m’excuser de la dĂ©ranger Ă  pareille heure, comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© une heure du matin ne pouvant venir jeudi j’apportais le livre et les journaux Ă  sa fille. — Cela tombe Ă  merveille, me dit Mme Grangier, car Marthe n’aurait pas pu vous recevoir. Son fiancĂ© a obtenu une permission, quinze jours plus tĂŽt qu’il ne pensait. Il est arrivĂ© hier, et Marthe dĂźne ce soir chez ses futurs beaux-parents. Je m’en allai donc, et puisque je n’avais plus de chance de la revoir jamais, croyais-je, m’efforçais de ne plus penser Ă  Marthe, et, par cela mĂȘme, ne pensant qu’à elle. Pourtant, un mois aprĂšs, un matin, sautant de mon wagon Ă  la gare de la Bastille, je la vis qui descendait d’un autre. Elle allait choisir dans des magasins diffĂ©rentes choses, en vue de son mariage. Je lui demandai de m’accompagner jusqu’à Henri IV. — Tiens, dit-elle, l’annĂ©e prochaine, quand vous serez en seconde, vous aurez mon beau-pĂšre pour professeur de gĂ©ographie. VexĂ© qu’elle me parlĂąt Ă©tudes, comme si aucune autre conversation n’eĂ»t Ă©tĂ© de mon Ăąge, je lui rĂ©pondis aigrement que ce serait assez drĂŽle. Elle fronça les sourcils. Je pensai Ă  sa mĂšre. Nous arrivions Ă  Henri IV, et, ne voulant pas la quitter sur ces paroles que je croyais blessantes, je dĂ©cidai d’entrer en classe une heure plus tard, aprĂšs le cours de dessin. Je fus heureux qu’en cette circonstance Marthe ne montrĂąt pas de sagesse, ne me fĂźt aucun reproche, et, plutĂŽt, semblĂąt me remercier d’un tel sacrifice, en rĂ©alitĂ© nul. Je lui fus reconnaissant qu’en Ă©change elle ne me proposĂąt point de l’accompagner dans ses courses, mais qu’elle me donnĂąt son temps comme je lui donnais le mien. Nous Ă©tions maintenant dans le jardin du Luxembourg ; neuf heures sonnĂšrent Ă  l’horloge du SĂ©nat. Je renonçai au lycĂ©e. J’avais dans ma poche, par miracle, plus d’argent que n’en a d’habitude un collĂ©gien en deux ans, ayant la veille vendu mes timbres-poste les plus rares Ă  la Bourse aux timbres, qui se tient derriĂšre le Guignol des Champs-ÉlysĂ©es. Au cours de la conversation, Marthe m’ayant appris qu’elle dĂ©jeunait chez ses beaux-parents, je dĂ©cidai de la rĂ©soudre Ă  rester avec moi. La demie de neuf heures sonnait. Marthe sursauta, point encore habituĂ©e Ă  ce qu’on abandonnĂąt pour elle tous ses devoirs, fussent-ils des devoirs de classe. Mais, voyant que je restais sur ma chaise de fer, elle n’eut pas le courage de me rappeler que j’aurais dĂ» ĂȘtre assis sur les bancs de Henri IV. Nous restions immobiles. Ainsi doit ĂȘtre le bonheur. Un chien sauta du bassin et se secoua. Marthe se leva, comme quelqu’un qui, aprĂšs la sieste, et le visage encore enduit de sommeil, secoue ses rĂȘves. Elle faisait avec ses bras des mouvements de gymnastique. J’en augurai mal pour notre entente. — Ces chaises sont trop dures, me dit-elle, comme pour s’excuser d’ĂȘtre debout. Elle portait une robe de foulard, chiffonnĂ©e depuis qu’elle s’était assise. Je ne pus m’empĂȘcher d’imaginer les dessins que le cannage imprime sur la peau. — Allons, accompagnez-moi dans les magasins, puisque vous ĂȘtes dĂ©cidĂ© Ă  ne pas aller en classe, dit Marthe, faisant pour la premiĂšre fois allusion Ă  ce que je nĂ©gligeais pour elle. Je l’accompagnai dans plusieurs maisons de lingerie, l’empĂȘchant de commander ce qui lui plaisait et ne me plaisait pas ; par exemple, Ă©vitant le rose, qui m’importune, et qui Ă©tait sa couleur favorite. AprĂšs ces premiĂšres victoires, il fallait obtenir de Marthe qu’elle ne dĂ©jeunĂąt pas chez ses beaux-parents. Ne pensant pas qu’elle pouvait leur mentir pour le simple plaisir de rester en ma compagnie, je cherchai ce qui la dĂ©terminerait Ă  me suivre dans l’école buissonniĂšre. Elle rĂȘvait de connaĂźtre un bar amĂ©ricain. Elle n’avait jamais osĂ© demander Ă  son fiancĂ© de l’y conduire. D’ailleurs, il ignorait les bars. Je tenais mon prĂ©texte. À son refus, empreint d’une vĂ©ritable dĂ©ception, je pensai qu’elle viendrait. Au bout d’une demi-heure, ayant usĂ© de tout pour la convaincre, et n’insistant mĂȘme plus, je l’accompagnai chez ses beaux-parents, dans l’état d’esprit d’un condamnĂ© Ă  mort espĂ©rant jusqu’au dernier moment qu’un coup de main se fera sur la route du supplice. Je voyais s’approcher la rue, sans que rien ne se produisĂźt. Mais soudain, Marthe, frappant Ă  la vitre, arrĂȘta le chauffeur du taxi devant un bureau de poste. Elle me dit — Attendez-moi une seconde. Je vais tĂ©lĂ©phoner Ă  ma belle-mĂšre que je suis dans un quartier trop Ă©loignĂ© pour arriver Ă  temps. Au bout de quelques minutes, n’en pouvant plus d’impatience, j’avisai une marchande de fleurs et je choisis une Ă  une des roses rouges, dont je fis faire une botte. Je ne pensais pas tant au plaisir de Marthe qu’à la nĂ©cessitĂ© pour elle de mentir encore ce soir pour expliquer Ă  ses parents d’oĂč venaient les roses. Notre projet, lors de la premiĂšre rencontre, d’aller Ă  une acadĂ©mie de dessin ; le mensonge du tĂ©lĂ©phone qu’elle rĂ©pĂ©terait, ce soir, Ă  ses parents, mensonge auquel s’ajouterait celui des roses, m’étaient des faveurs plus douces qu’un baiser. Car, ayant souvent embrassĂ©, sans grand plaisir, des lĂšvres de petites filles, et oubliant que c’était parce que je ne les aimais pas, je dĂ©sirais peu les lĂšvres de Marthe. Tandis qu’une telle complicitĂ© m’était restĂ©e, jusqu’à ce jour, inconnue. Marthe sortait de la poste, rayonnante, aprĂšs le premier mensonge. Je donnai au chauffeur l’adresse d’un bar de la rue Daunou. Elle s’extasiait, comme une pensionnaire, sur la veste blanche du barman, la grĂące avec laquelle il secouait des gobelets d’argent, les noms bizarres ou poĂ©tiques des mĂ©langes. Elle respirait de temps en temps ses roses rouges dont elle se promettait de faire une aquarelle, qu’elle me donnerait en souvenir de cette journĂ©e. Je lui demandai de me montrer une photographie de son fiancĂ©. Je le trouvai beau. Sentant dĂ©jĂ  quelle importance elle attachait Ă  mes opinions, je poussai l’hypocrisie jusqu’à lui dire qu’il Ă©tait trĂšs beau, mais d’un air peu convaincu, pour lui donner Ă  penser que je le lui disais par politesse. Ce qui, selon moi, devait jeter le trouble dans l’ñme de Marthe, et, de plus, m’attirer sa reconnaissance. Mais, l’aprĂšs-midi, il fallut songer au motif de son voyage. Son fiancĂ©, dont elle savait les goĂ»ts, s’en Ă©tait remis complĂštement Ă  elle du soin de choisir leur mobilier. Mais sa mĂšre voulait Ă  toute force la suivre. Marthe, enfin, en lui promettant de ne pas faire de folies, avait obtenu de venir seule. Elle devait, ce jour-lĂ , choisir quelques meubles pour leur chambre Ă  coucher. Bien que je me fusse promis de ne montrer d’extrĂȘme plaisir ou dĂ©plaisir Ă  aucune des paroles de Marthe, il me fallut faire un effort pour continuer de marcher sur le boulevard d’un pas tranquille qui maintenant ne s’accordait plus avec le rythme de mon cƓur. Cette obligation d’accompagner Marthe m’apparut comme une malchance. Il fallait donc l’aider Ă  choisir une chambre pour elle et un autre ! Puis, j’entrevis le moyen de choisir une chambre pour Marthe et pour moi. J’oubliais si vite son fiancĂ©, qu’au bout d’un quart d’heure de marche, on m’aurait surpris en me rappelant que, dans cette chambre, un autre dormirait auprĂšs d’elle. Son fiancĂ© goĂ»tait le style Louis XV. Le mauvais goĂ»t de Marthe Ă©tait autre ; elle aurait plutĂŽt versĂ© dans le japonais. Il me fallut donc les combattre tous deux. C’était Ă  qui jouerait le plus vite. Au moindre mot de Marthe, devinant ce qui la tentait, il me fallait lui dĂ©signer le contraire, qui ne me plaisait pas toujours, afin de me donner l’apparence de cĂ©der Ă  ses caprices, quand j’abandonnerais un meuble pour un autre, qui dĂ©rangeait moins son Ɠil. Elle murmurait Lui qui voulait une chambre rose. » N’osant mĂȘme plus m’avouer ses propres goĂ»ts, elle les attribuait Ă  son fiancĂ©. Je devinai que dans quelques jours nous les raillerions ensemble. Pourtant je ne comprenais pas bien cette faiblesse. Si elle ne m’aime pas, pensai-je, quelle raison a-t-elle de me cĂ©der, de sacrifier ses prĂ©fĂ©rences, et celles de ce jeune homme, aux miennes ? » Je n’en trouvai aucune. La plus modeste eĂ»t Ă©tĂ© encore de me dire que Marthe m’aimait. Pourtant j’étais sĂ»r du contraire. Marthe m’avait dit Au moins laissons-lui l’étoffe rose. » – Laissons-lui ! » Rien que pour ce mot, je me sentais prĂšs de lĂącher prise. Mais lui laisser l’étoffe rose » Ă©quivalait Ă  tout abandonner. Je reprĂ©sentai Ă  Marthe combien ces murs roses gĂącheraient les meubles simples que nous avions choisis », et, reculant encore devant le scandale, lui conseillai de faire peindre les murs de sa chambre Ă  la chaux ! C’était le coup de grĂące. Toute la journĂ©e, Marthe avait Ă©tĂ© tellement harcelĂ©e qu’elle le reçut sans rĂ©volte. Elle se contenta de me dire En effet, vous avez raison. » À la fin de cette journĂ©e Ă©reintante, je me fĂ©licitai du pas que j’avais fait. J’étais parvenu Ă  transformer, meuble Ă  meuble, ce mariage d’amour, ou plutĂŽt d’amourette, en un mariage de raison, et lequel ! puisque la raison n’y tenait aucune place, chacun ne trouvant chez l’autre que les avantages qu’offre un mariage d’amour. En me quittant, ce soir-lĂ , au lieu d’éviter dĂ©sormais mes conseils, elle m’avait priĂ© de l’aider les jours suivants dans le choix de ses autres meubles. Je le lui promis, mais Ă  condition qu’elle me jurĂąt de ne jamais le dire Ă  son fiancĂ©, puisque la seule raison qui pĂ»t Ă  la longue lui faire admettre ces meubles, s’il avait de l’amour pour Marthe, c’était de penser que tout sortait d’elle, de son bon plaisir, qui deviendrait le leur. Quand je rentrai Ă  la maison, je crus lire dans le regard de mon pĂšre qu’il avait dĂ©jĂ  appris mon escapade. Naturellement il ne savait rien ; comment eĂ»t-il pu le savoir ? Bah ! Jacques s’habituera bien Ă  cette chambre », avait dit Marthe. En me couchant, je me rĂ©pĂ©tai que, si elle songeait Ă  son mariage avant de dormir, elle devait, ce soir, l’envisager de tout autre sorte qu’elle ne l’avait fait les jours prĂ©cĂ©dents. Pour moi, quelle que fĂ»t l’issue de cette idylle, j’étais, d’avance, bien vengĂ© de son Jacques je pensais Ă  la nuit de noces dans cette chambre austĂšre, dans ma » chambre ! Le lendemain matin, je guettai dans la rue le facteur qui devait apporter une lettre d’absence. Il me la remit, je l’empochai, jetant les autres dans la boĂźte de notre grille. ProcĂ©dĂ© trop simple pour ne pas en user toujours. Manquer la classe voulait dire, selon moi, que j’étais amoureux de Marthe. Je me trompais. Marthe ne m’était que le prĂ©texte de cette Ă©cole buissonniĂšre. Et la preuve, c’est qu’aprĂšs avoir goĂ»tĂ© en compagnie de Marthe aux charmes de la libertĂ©, je voulus y goĂ»ter seul, puis faire des adeptes. La libertĂ© me devint vite une drogue. L’annĂ©e scolaire touchait Ă  sa fin, et je voyais avec terreur que ma paresse allait rester impunie, alors que je souhaitais le renvoi du collĂšge, un drame, enfin, qui clĂŽturĂąt cette pĂ©riode. À force de vivre dans les mĂȘmes idĂ©es, de ne voir qu’une chose, si on la veut avec ardeur, on ne remarque plus le crime de ses dĂ©sirs. Certes, je ne cherchais pas Ă  faire de la peine Ă  mon pĂšre ; pourtant, je souhaitais la chose qui pourrait lui en faire le plus. Les classes m’avaient toujours Ă©tĂ© un supplice ; Marthe et la libertĂ© avaient achevĂ© de me les rendre intolĂ©rables. Je me rendais bien compte que, si j’aimais moins RenĂ©, c’était simplement parce qu’il me rappelait quelque chose du collĂšge. Je souffrais, et cette crainte me rendait mĂȘme physiquement malade, Ă  l’idĂ©e de me retrouver, l’annĂ©e suivante, dans la niaiserie de mes condisciples. Pour le malheur de RenĂ©, je lui avais trop bien fait partager mon vice. Aussi, lorsque, moins habile que moi, il m’annonça qu’il Ă©tait renvoyĂ© de Henri IV, je crus l’ĂȘtre moi-mĂȘme. Il fallait l’apprendre Ă  mon pĂšre car il me saurait grĂ© de le lui dire moi-mĂȘme, avant la lettre du censeur, lettre trop grave Ă  subtiliser. Nous Ă©tions un mercredi. Le lendemain, jour de congĂ©, j’attendis que mon pĂšre fĂ»t Ă  Paris pour prĂ©venir ma mĂšre. La perspective de quatre jours de trouble dans son mĂ©nage l’alarma plus que la nouvelle. Puis je partis au bord de la Marne, oĂč Marthe m’avait dit qu’elle me rejoindrait peut-ĂȘtre. Elle n’y Ă©tait pas. Ce fut une chance. Mon amour puisant dans cette rencontre une mauvaise Ă©nergie, j’aurais pu, ensuite, lutter contre mon pĂšre ; tandis que l’orage Ă©clatant aprĂšs une journĂ©e de vide, de tristesse, je rentrai le front bas, comme il convenait. Je revins chez nous un peu aprĂšs l’heure oĂč je savais que mon pĂšre avait coutume d’y ĂȘtre. Il savait » donc. Je me promenai dans le jardin, attendant que mon pĂšre me fĂźt venir. Mes sƓurs jouaient en silence. Elles devinaient quelque chose. Un de mes frĂšres, assez excitĂ© par l’orage, me dit de me rendre dans la chambre oĂč mon pĂšre s’était Ă©tendu. Des Ă©clats de voix, des menaces, m’eussent permis la rĂ©volte. Ce fut pire. Mon pĂšre se taisait ; ensuite, sans aucune colĂšre, avec une voix mĂȘme plus douce que de coutume, il me dit — Eh bien que comptes-tu faire maintenant ? Les larmes qui ne pouvaient s’enfuir par mes yeux, comme un essaim d’abeilles, bourdonnaient dans ma tĂȘte. À une volontĂ©, j’eusse pu opposer la mienne, mĂȘme impuissante. Mais devant une telle douceur, je ne pensais qu’à me soumettre. — Ce que tu m’ordonneras de faire. — Non, ne mens pas encore. Je t’ai toujours laissĂ© agir comme tu voulais ; continue. Sans doute auras-tu Ă  cƓur de m’en faire repentir. Dans l’extrĂȘme jeunesse, l’on est trop enclin, comme les femmes, Ă  croire que les larmes dĂ©dommagent de tout. Mon pĂšre ne me demandait mĂȘme pas de larmes. Devant sa gĂ©nĂ©rositĂ©, j’avais honte du prĂ©sent et de l’avenir. Car je sentais que quoi que je lui dise, je mentirais. Au moins que ce mensonge le rĂ©conforte, pensai-je, en attendant de lui ĂȘtre une source de nouvelles peines. » Ou plutĂŽt non, je cherche encore Ă  me mentir Ă  moi-mĂȘme. Ce que je voulais, c’était faire un travail, guĂšre plus fatigant qu’une promenade, et qui laissĂąt comme elle, Ă  mon esprit, la libertĂ© de ne pas se dĂ©tacher de Marthe une minute. Je feignis de vouloir peindre et de n’avoir jamais osĂ© le dire. Encore une fois, mon pĂšre ne dit pas non, Ă  condition que je continuasse d’apprendre chez nous ce que j’aurais dĂ» apprendre au collĂšge, mais avec la libertĂ© de peindre. Quand des liens ne sont pas encore solides, pour perdre quelqu’un de vue, il suffit de manquer une fois un rendez-vous. À force de penser Ă  Marthe, j’y pensai de moins en moins. Mon esprit agissait, comme nos yeux agissent avec le papier des murs de notre chambre. À force de le voir, ils ne le voient plus. Chose incroyable ! J’avais mĂȘme pris goĂ»t au travail. Je n’avais pas menti comme je le craignais. Lorsque quelque chose, venu de l’extĂ©rieur, m’obligeait Ă  penser moins paresseusement Ă  Marthe, j’y pensais sans amour, avec la mĂ©lancolie que l’on Ă©prouve pour ce qui aurait pu ĂȘtre. Bah ! me disais-je, c’eĂ»t Ă©tĂ© trop beau. On ne peut Ă  la fois choisir le lit et coucher dedans. » Une chose Ă©tonnait mon pĂšre. La lettre du censeur n’arrivait pas. Il me fit Ă  ce sujet sa premiĂšre scĂšne, croyant que j’avais soustrait la lettre, que j’avais feint ensuite de lui annoncer gratuitement la nouvelle, que j’avais ainsi obtenu son indulgence. En rĂ©alitĂ© cette lettre n’existait pas. Je me croyais renvoyĂ© du collĂšge, mais je me trompais. Aussi mon pĂšre ne comprit-il rien lorsqu’au dĂ©but des vacances, nous reçûmes une lettre du proviseur. Il demandait si j’étais malade et s’il fallait m’inscrire pour l’annĂ©e suivante. La joie de donner enfin satisfaction Ă  mon pĂšre comblait un peu le vide sentimental dans lequel je me trouvais, car, si je croyais ne plus aimer Marthe, je la considĂ©rais du moins comme le seul amour qui eĂ»t Ă©tĂ© digne de moi. C’est dire que je l’aimais encore. J’étais dans ces dispositions de cƓur quand, Ă  la fin de novembre, un mois aprĂšs avoir reçu une lettre de faire-part de son mariage, je trouvai, en rentrant chez nous, une invitation de Marthe qui commençait par ces lignes Je ne comprends rien Ă  votre silence. Pourquoi ne venez-vous pas me voir ? Sans doute avez-vous oubliĂ© que vous avez choisi mes meubles ?
 » Marthe habitait J
 ; sa rue descendait jusqu’à la Marne. Chaque trottoir rĂ©unissait au plus une douzaine de villas. Je m’étonnai que la sienne fĂ»t si grande. En rĂ©alitĂ©, Marthe habitait seulement le haut, les propriĂ©taires et un vieux mĂ©nage se partageant le bas. Quand j’arrivai pour goĂ»ter, il faisait dĂ©jĂ  nuit. Seule une fenĂȘtre, Ă  dĂ©faut d’une prĂ©sence humaine, rĂ©vĂ©lait celle du feu. À voir cette fenĂȘtre illuminĂ©e par des flammes inĂ©gales, comme des vagues, je crus Ă  un commencement d’incendie. La porte de fer du jardin Ă©tait entr’ouverte. Je m’étonnai d’une semblable nĂ©gligence. Je cherchai la sonnette je ne la trouvai point. Enfin, gravissant les trois marches du perron, je me dĂ©cidai Ă  frapper contre les vitres du rez-de-chaussĂ©e de droite, derriĂšre lesquelles j’entendais des voix. Une vieille femme ouvrit la porte je lui demandai oĂč demeurait Mme Lacombe tel Ă©tait le nouveau nom de Marthe C’est au-dessus. » Je montai l’escalier dans le noir, trĂ©buchant, me cognant, et mourant de crainte qu’il fĂ»t arrivĂ© quelque malheur. Je frappai. C’est Marthe qui vint m’ouvrir. Je faillis lui sauter au cou, comme les gens qui se connaissent Ă  peine, aprĂšs avoir Ă©chappĂ© au naufrage. Elle n’y eĂ»t rien compris. Sans doute me trouva-t-elle l’air Ă©garĂ©, car, avant toute chose, je lui demandai pourquoi il y avait le feu ». — C’est qu’en vous attendant j’avais fait dans la cheminĂ©e du salon un feu de bois d’olivier, Ă  la lueur duquel je lisais. En entrant dans la petite chambre qui lui servait de salon, peu encombrĂ©e de meubles, et que, les tentures, les gros tapis doux comme un poil de bĂȘte, rĂ©trĂ©cissaient jusqu’à lui donner l’aspect d’une boĂźte, je fus Ă  la fois heureux et malheureux comme un dramaturge qui voyant sa piĂšce y dĂ©couvre trop tard des fautes. Marthe s’était de nouveau Ă©tendue le long de la cheminĂ©e, tisonnant la braise, et prenant garde Ă  ne pas mĂȘler quelque parcelle noire aux cendres. — Vous n’aimez peut-ĂȘtre pas l’odeur de l’olivier ? Ce sont mes beaux-parents qui en ont fait venir pour moi une provision de leur propriĂ©tĂ© du Midi. Marthe semblait s’excuser d’un dĂ©tail de son cru, dans cette chambre qui Ă©tait mon Ɠuvre. Peut-ĂȘtre cet Ă©lĂ©ment dĂ©truisait-il un tout, qu’elle comprenait mal. Au contraire. Ce feu me ravit, et aussi de voir qu’elle attendait comme moi de se sentir brĂ»lante d’un cĂŽtĂ©, pour se retourner de l’autre. Son visage calme et sĂ©rieux ne m’avait jamais paru plus beau que dans cette lumiĂšre sauvage. À ne pas se rĂ©pandre dans la piĂšce, cette lumiĂšre gardait toute sa force. DĂšs qu’on s’en Ă©loignait, il faisait nuit, et on se cognait aux meubles. Marthe ignorait ce que c’est que d’ĂȘtre mutine. Dans son enjouement elle restait grave. Mon esprit s’engourdissait peu Ă  peu auprĂšs d’elle, je la trouvai diffĂ©rente. C’est que, maintenant que j’étais sĂ»r de ne plus l’aimer, je commençais Ă  l’aimer. Je me sentais incapable de calculs, de machinations, de tout ce dont, jusqu’alors, et encore Ă  ce moment-lĂ , je croyais que l’amour ne peut se passer. Tout Ă  coup, je me sentais meilleur. Ce brusque changement aurait ouvert les yeux de tout autre je ne vis pas que j’étais amoureux de Marthe. Au contraire, j’y vis la preuve que mon amour Ă©tait mort, et qu’une belle amitiĂ© le remplacerait. Cette longue perspective d’amitiĂ© me fit admettre soudain combien un autre sentiment eĂ»t Ă©tĂ© criminel, lĂ©sant un homme qui l’aimait, Ă  qui elle devait appartenir, et qui ne pouvait la voir. Pourtant, autre chose m’aurait dĂ» renseigner sur mes vĂ©ritables sentiments. Il y a quelques mois, quand je rencontrais Marthe, mon prĂ©tendu amour ne m’empĂȘchait pas de la juger, de trouver laides la plupart des choses qu’elle trouvait belles, la plupart des choses qu’elle disait, enfantines. Aujourd’hui, si je ne pensais pas comme elle, je me donnais tort. AprĂšs la grossiĂšretĂ© de mes premiers dĂ©sirs, c’était la douceur d’un sentiment plus profond qui me trompait. Je ne me sentais plus capable de rien entreprendre de ce que je m’étais promis. Je commençais Ă  respecter Marthe, parce que je commençais Ă  l’aimer. Je revins tous les soirs ; je ne pensai mĂȘme pas Ă  la prier de me montrer sa chambre, encore moins Ă  lui demander comment Jacques trouvait nos meubles. Je ne souhaitais rien d’autre que ces fiançailles Ă©ternelles, nos corps Ă©tendus prĂšs de la cheminĂ©e, se touchant l’un l’autre, et moi, n’osant pas bouger, de peur qu’un seul de mes gestes suffĂźt Ă  chasser le bonheur. Mais Marthe, qui goĂ»tait ce mĂȘme charme, croyait le goĂ»ter seule. Dans ma paresse heureuse, elle lut de l’indiffĂ©rence. Pensant que je ne l’aimais pas, elle s’imagina que je me lasserais vite de ce salon silencieux, si elle ne faisait rien pour m’attacher Ă  elle. Nous nous taisions. J’y voyais une preuve du bonheur. Je me sentais tellement prĂšs de Marthe, avec la certitude que nous pensions en mĂȘme temps aux mĂȘmes choses, que lui parler m’eĂ»t semblĂ© absurde, comme de parler haut quand on est seul. Ce silence accablait la pauvre petite. La sagesse eĂ»t Ă©tĂ© de me servir de moyens de correspondre aussi grossiers que la parole ou le geste, tout en dĂ©plorant qu’il n’en existĂąt point de plus subtils. À me voir tous les jours m’enfoncer de plus en plus dans ce mutisme dĂ©licieux, Marthe se figura que je m’ennuyais de plus en plus. Elle se sentait prĂȘte Ă  tout pour me distraire. Sa chevelure dĂ©nouĂ©e, elle aimait dormir prĂšs du feu. Ou plutĂŽt je croyais qu’elle dormait. Son sommeil lui Ă©tait prĂ©texte, pour mettre ses bras autour de mon cou, et une fois rĂ©veillĂ©e, les yeux humides, me dire qu’elle venait d’avoir un rĂȘve triste. Elle ne voulait jamais me le raconter. Je profitais de son faux sommeil pour respirer ses cheveux, son cou, ses joues brĂ»lantes, et en les effleurant Ă  peine pour qu’elle ne se rĂ©veillĂąt point ; toutes caresses qui ne sont pas, comme on croit, la menue monnaie de l’amour, mais, au contraire, la plus rare, et auxquelles seule la passion puisse recourir. Moi, je les croyais permises Ă  mon amitiĂ©. Pourtant je commençai Ă  me dĂ©sespĂ©rer sĂ©rieusement de ce que seul l’amour nous donnĂąt des droits sur une femme. Je me passerai bien de l’amour, pensai-je, mais jamais de n’avoir aucun droit sur Marthe. Et, pour en avoir, j’étais mĂȘme dĂ©cidĂ© Ă  l’amour, tout en croyant le dĂ©plorer. Je dĂ©sirais Marthe et ne le comprenais pas. Quand elle dormait ainsi, sa tĂȘte appuyĂ©e contre un de mes bras, je me penchais sur elle pour voir son visage entourĂ© de flammes. C’était jouer avec le feu. Un jour que je m’approchais trop sans pourtant que mon visage touchĂąt le sien, je fus comme l’aiguille qui dĂ©passe d’un millimĂštre la zone interdite et appartient Ă  l’aimant. Est-ce la faute de l’aimant ou de l’aiguille ? C’est ainsi que je sentis mes lĂšvres contre les siennes. Elle fermait encore les yeux, mais visiblement comme quelqu’un qui ne dort pas. Je l’embrassai, stupĂ©fait de mon audace, alors qu’en rĂ©alitĂ© c’était elle qui, lorsque j’approchais de son visage, avait attirĂ© ma tĂȘte contre sa bouche. Ses deux mains s’accrochaient Ă  mon cou ; elles ne se seraient pas accrochĂ©es plus furieusement dans un naufrage. Et je ne comprenais pas si elle voulait que je la sauve, ou bien que je me noie avec elle. Maintenant elle s’était assise, elle tenait ma tĂȘte sur ses genoux, caressant mes cheveux, et me rĂ©pĂ©tant trĂšs doucement Il faut que tu t’en ailles, il ne faut plus jamais revenir. » Je n’osais pas la tutoyer ; lorsque je ne pouvais plus me taire, je cherchais longuement mes mots, construisant mes phrases de façon Ă  ne pas lui parler directement, car si je ne pouvais pas la tutoyer, je sentais combien il Ă©tait encore plus impossible de lui dire vous. Mes larmes me brĂ»laient. S’il en tombait une sur la main de Marthe, je m’attendais toujours Ă  l’entendre pousser un cri. Je m’accusai d’avoir rompu le charme, me disant qu’en effet j’avais Ă©tĂ© fou de poser mes lĂšvres contre les siennes, oubliant que c’était elle qui m’avait embrassĂ©. Il faut que tu t’en ailles, ne plus jamais revenir. » Mes larmes de rage se mĂȘlaient Ă  mes larmes de peine. Ainsi la fureur du loup pris lui fait autant de mal que le piĂšge. Si j’avais parlĂ©, ç’aurait Ă©tĂ© pour injurier Marthe. Mon silence l’inquiĂ©ta ; elle y voyait de la rĂ©signation. Puisqu’il est trop tard, la faisais-je penser, dans mon injustice peut-ĂȘtre clairvoyante, aprĂšs tout, j’aime autant qu’il souffre. » Dans ce feu, je grelottais, je claquais des dents. À ma vĂ©ritable peine qui me sortait de l’enfance, s’ajoutaient des sentiments enfantins. J’étais le spectateur qui ne veut pas s’en aller parce que le dĂ©nouement lui dĂ©plaĂźt. Je lui dis Je ne m’en irai pas. Vous vous ĂȘtes moquĂ©e de moi. Je ne veux plus vous voir. » Car si je ne voulais pas rentrer chez mes parents, je ne voulais pas non plus revoir Marthe. Je l’aurais plutĂŽt chassĂ©e de chez elle ! Mais elle sanglotait Tu es un enfant. Tu ne comprends donc pas que si je te demande de t’en aller, c’est que je t’aime. » Haineusement, je lui dis que je comprenais fort bien qu’elle avait des devoirs et que son mari Ă©tait Ă  la guerre. Elle secouait la tĂȘte Avant toi, j’étais heureuse, je croyais aimer mon fiancĂ©. Je lui pardonnais de ne pas bien me comprendre. C’est toi qui m’as montrĂ© que je ne l’aimais pas. Mon devoir n’est pas celui que tu penses. Ce n’est pas de ne pas mentir Ă  mon mari, mais de ne pas te mentir. Va-t’en et ne me crois pas mĂ©chante ; bientĂŽt tu m’auras oubliĂ©e. Mais je ne veux pas causer le malheur de ta vie. Je pleure, parce que je suis trop vieille pour toi ! » Ce mot d’amour Ă©tait sublime d’enfantillage. Et, quelles que soient les passions que j’éprouve dans la suite, jamais ne sera plus possible l’émotion adorable de voir une fille de dix-neuf ans pleurer parce qu’elle se trouve trop vieille. La saveur du premier baiser m’avait déçu comme un fruit que l’on goĂ»te pour la premiĂšre fois. Ce n’est pas dans la nouveautĂ©, c’est dans l’habitude que nous trouvons les plus grands plaisirs. Quelques minutes aprĂšs, non seulement j’étais habituĂ© Ă  la bouche de Marthe, mais encore je ne pouvais plus m’en passer. Et c’est alors qu’elle parlait de m’en priver Ă  tout jamais. Ce soir-lĂ , Marthe me reconduisit jusqu’à la maison. Pour me sentir plus prĂšs d’elle, je me blottissais sous sa cape, et je la tenais par la taille. Elle ne disait plus qu’il ne fallait pas nous revoir ; au contraire elle Ă©tait triste Ă  la pensĂ©e que nous allions nous quitter dans quelques instants. Elle me faisait lui jurer mille folies. Devant la maison de mes parents, je ne voulus pas laisser Marthe repartir seule, et l’accompagnai jusque chez elle. Sans doute ces enfantillages n’eussent-ils jamais pris fin, car elle voulait m’accompagner encore. J’acceptai, Ă  condition qu’elle me laisserait Ă  moitiĂ© route. J’arrivai une demi-heure en retard pour le dĂźner. C’était la premiĂšre fois. Je mis ce retard sur le compte du train. Mon pĂšre fit semblant de le croire. Plus rien ne me pesait. Dans la rue, je marchais aussi lĂ©gĂšrement que dans mes rĂȘves. Jusqu’ici tout ce que j’avais convoitĂ©, enfant, il en avait fallu faire mon deuil. D’autre part, la reconnaissance me gĂątait les jouets offerts. Quel prestige aurait pour un enfant un jouet qui se donne lui-mĂȘme ! J’étais ivre de passion. Marthe Ă©tait Ă  moi ; ce n’est pas moi qui l’avais dit, c’était elle. Je pouvais toucher sa figure, embrasser ses yeux, ses bras, l’habiller, l’abĂźmer, Ă  ma guise. Dans mon dĂ©lire, je la mordais aux endroits oĂč sa peau Ă©tait nue, pour que sa mĂšre la soupçonnĂąt d’avoir un amant. J’aurais voulu pouvoir y marquer mes initiales. Ma sauvagerie d’enfant retrouvait le vieux sens des tatouages. Marthe disait Oui, mords-moi, marque-moi, je voudrais que tout le monde sache
 » J’aurais voulu pouvoir embrasser ses seins. Je n’osais pas le lui demander, pensant qu’elle saurait les offrir elle-mĂȘme, comme ses lĂšvres. Au bout de quelques jours, l’habitude d’avoir ses lĂšvres Ă©tant venue, je n’envisageai pas d’autre dĂ©lice. Nous lisions ensemble Ă  la lueur du feu. Elle y jetait souvent des lettres que son mari lui envoyait, chaque jour, du front. À leur inquiĂ©tude, on devinait que celles de Marthe se faisaient de moins en moins tendres et de plus en plus rares. Je ne voyais pas flamber ces lettres sans malaise. Elles grandissaient une seconde le feu et, somme toute, j’avais peur de voir plus clair. Marthe, qui souvent maintenant me demandait s’il Ă©tait vrai que je l’avais aimĂ©e dĂšs notre premiĂšre rencontre, me reprochait de ne le lui avoir pas dit avant son mariage. Elle ne se serait pas mariĂ©e, prĂ©tendait-elle ; car, si elle avait Ă©prouvĂ© pour Jacques une sorte d’amour au dĂ©but de leurs fiançailles, celles-ci trop longues, par la faute de la guerre, avaient peu Ă  peu effacĂ© l’amour de son cƓur. Elle n’aimait dĂ©jĂ  plus Jacques quand elle l’épousa. Elle espĂ©rait que ces quinze jours de permission accordĂ©s Ă  Jacques transformeraient peut-ĂȘtre ses sentiments. Il fut malhabile. Celui qui aime agace toujours celui qui n’aime pas. Et Jacques l’aimait toujours davantage. Ses lettres Ă©taient de quelqu’un qui souffre, mais plaçant trop haut sa Marthe pour la croire capable de trahison. Aussi n’accusait-il que lui, la suppliant seulement de lui expliquer quel mal il avait pu lui faire Je me trouve si grossier Ă  cĂŽtĂ© de toi, je sens que chacune de mes paroles te blesse. » Marthe lui rĂ©pondait seulement qu’il se trompait, qu’elle ne lui reprochait rien. Nous Ă©tions alors au dĂ©but de mars. Le printemps Ă©tait prĂ©coce. Les jours oĂč elle ne m’accompagnait pas Ă  Paris, Marthe, nue sous un peignoir, attendait que je revinsse de mes cours de dessin, Ă©tendue devant la cheminĂ©e oĂč brĂ»lait toujours l’olivier de ses beaux-parents. Elle leur avait demandĂ© de renouveler sa provision. Je ne sais quelle timiditĂ©, si ce n’est celle que l’on Ă©prouve en face de ce qu’on n’a jamais fait, me retenait. Je pensais Ă  Daphnis. Ici c’est ChloĂ© qui avait reçu quelques leçons, et Daphnis n’osait lui demander de les lui apprendre. Au fait, ne considĂ©rais-je pas Marthe plutĂŽt comme une vierge, livrĂ©e, la premiĂšre quinzaine de ses noces, Ă  un inconnu et plusieurs fois prise par lui de force. Le soir, seul dans mon lit, j’appelais Marthe, m’en voulant, moi qui me croyais un homme, de ne l’ĂȘtre pas assez pour finir d’en faire ma maĂźtresse. Chaque jour, allant chez elle, je me promettais de ne pas sortir qu’elle ne le fĂ»t. Le jour de l’anniversaire de mes seize ans, au mois de mars 1918, tout en me suppliant de ne pas me fĂącher, elle me fit cadeau d’un peignoir, semblable au sien, qu’elle voulait me voir mettre chez elle. Dans ma joie, je faillis faire un calembour, moi qui n’en faisais jamais. Ma robe prĂ©texte ! Car il me semblait que ce qui jusqu’ici avait entravĂ© mes dĂ©sirs, c’était la peur du ridicule, de me sentir habillĂ©, lorsqu’elle ne l’était pas. D’abord je pensai Ă  mettre cette robe le jour mĂȘme. Puis je rougis, comprenant ce que son cadeau contenait de reproches. DĂšs le dĂ©but de notre amour, Marthe m’avait donnĂ© une clef de son appartement, afin que je n’eusse pas Ă  l’attendre dans le jardin, si, par hasard, elle Ă©tait en ville. Je pouvais me servir moins innocemment de cette clef. Nous Ă©tions un samedi. Je quittai Marthe en lui promettant de venir dĂ©jeuner le lendemain avec elle. Mais j’étais dĂ©cidĂ© Ă  revenir le soir aussitĂŽt que possible. À dĂźner, j’annonçai Ă  mes parents que j’entreprendrais le lendemain avec RenĂ© une longue promenade dans la forĂȘt de SĂ©nart. Je devais pour cela partir Ă  cinq heures du matin. Comme toute la maison dormirait encore, personne ne pourrait deviner l’heure Ă  laquelle j’étais parti, et si j’avais dĂ©couchĂ©. À peine avais-je fait part de ce projet Ă  ma mĂšre, qu’elle voulut prĂ©parer elle-mĂȘme un panier rempli de provisions, pour la route. J’étais consternĂ©, ce panier dĂ©truisait tout le romanesque et le sublime de mon acte. Moi qui goĂ»tais d’avance l’effroi de Marthe quand j’entrerais dans sa chambre, je pensais maintenant Ă  ses Ă©clats de rire en voyant paraĂźtre ce Prince Charmant, un panier de mĂ©nagĂšre Ă  son bras. J’eus beau dire Ă  ma mĂšre que RenĂ© s’était muni de tout, elle ne voulut rien entendre. RĂ©sister davantage, c’était Ă©veiller les soupçons. Ce qui fait le malheur des uns causerait le bonheur des autres. Tandis que ma mĂšre emplissait le panier qui me gĂątait d’avance ma premiĂšre nuit d’amour, je voyais les yeux pleins de convoitise de mes frĂšres. Je pensai bien Ă  le leur offrir en cachette, mais une fois tout mangĂ©, au risque de se faire fouetter, et pour le plaisir de me perdre, ils eussent tout racontĂ©. Il fallait donc me rĂ©signer puisque nulle cachette ne semblait assez sĂ»re. Je m’étais jurĂ© de ne pas partir avant minuit pour ĂȘtre sĂ»r que mes parents dormissent. J’essayai de lire. Mais comme dix heures sonnaient Ă  la mairie, et que mes parents Ă©taient couchĂ©s depuis quelque temps dĂ©jĂ , je ne pus attendre. Ils habitaient au premier Ă©tage, moi au rez-de-chaussĂ©e. Je n’avais pas mis mes bottines afin d’escalader le mur le plus silencieusement possible. Les tenant d’une main, tenant de l’autre ce panier fragile Ă  cause des bouteilles, j’ouvris avec prĂ©caution une petite porte d’office. Il pleuvait. Tant mieux ! La pluie couvrirait le bruit. Apercevant que la lumiĂšre n’était pas encore Ă©teinte dans la chambre de mes parents, je fus sur le point de me recoucher. Mais j’étais en route. DĂ©jĂ  la prĂ©caution des bottines Ă©tait impossible ; Ă  cause de la pluie je dus les remettre. Ensuite il me fallait escalader le mur pour ne point Ă©branler la cloche de la grille. Je m’approchai du mur, contre lequel j’avais pris soin, aprĂšs le dĂźner, de poser une chaise de jardin pour faciliter mon Ă©vasion. Ce mur Ă©tait garni de tuiles Ă  son faĂźte. La pluie les rendait glissantes. Comme je m’y suspendais, l’une d’elles tomba. Mon angoisse dĂ©cupla le bruit de sa chute. Il fallait maintenant sauter dans la rue. Je tenais le panier avec mes dents ; je tombai dans une flaque. Une longue minute, je restai debout, les yeux levĂ©s vers la fenĂȘtre lumineuse de mes parents, pour voir s’ils bougeaient, s’étant aperçu de quelque chose. La fenĂȘtre resta vide. J’étais sauf ! Pour me rendre jusque chez Marthe je suivis la Marne. Je comptais cacher mon panier dans un buisson et le reprendre le lendemain. La guerre rendait cette chose trĂšs dangereuse. En effet, au seul endroit oĂč il y eĂ»t des buissons et oĂč il Ă©tait possible de cacher le panier, se tenait une sentinelle, gardant le pont de J
 J’hĂ©sitai longtemps, plus pĂąle qu’un homme qui pose une cartouche de dynamite. Je cachai tout de mĂȘme mes victuailles. La grille de Marthe Ă©tait fermĂ©e. Je pris la clef qu’on laissait toujours dans la boĂźte aux lettres. Je traversai le petit jardin sur la pointe des pieds, puis montai les marches du perron. J’îtai encore mes bottines avant de prendre l’escalier. Marthe Ă©tait si nerveuse ! Peut-ĂȘtre s’évanouirait-elle en me voyant dans sa chambre. Je tremblai ; je ne trouvai pas le trou de la serrure. Enfin, je tournai la clef lentement, afin de ne rĂ©veiller personne. Je butai dans l’antichambre contre le porte-parapluies. Je craignais de prendre les sonnettes pour des commutateurs. J’allai Ă  tĂątons jusqu’à la chambre. Je m’arrĂȘtai avec, encore, l’envie de fuir. Peut-ĂȘtre Marthe ne me pardonnerait jamais. Ou bien si j’allais tout Ă  coup apprendre qu’elle me trompe, et la trouver avec un homme ! J’ouvris. Je murmurai — Marthe ? Elle rĂ©pondit — PlutĂŽt que de me faire une peur pareille, tu aurais bien pu ne venir que demain matin. Tu as donc ta permission huit jours plus tĂŽt ? Elle me prenait pour Jacques ! Or, si je voyais de quelle façon elle l’eĂ»t accueilli, j’apprenais du mĂȘme coup qu’elle me cachait dĂ©jĂ  quelque chose. Jacques devait donc venir dans huit jours ! J’allumai. Elle restait tournĂ©e contre le mur. Il Ă©tait simple de dire C’est moi » et pourtant je ne le disais pas. Je l’embrassai dans le cou. — Ta figure est toute mouillĂ©e. Essuie-toi donc. Alors elle se retourna et poussa un cri. D’une seconde Ă  l’autre elle changea d’attitude et, sans prendre la peine de s’expliquer ma prĂ©sence nocturne — Mais mon pauvre chĂ©ri, tu vas prendre mal ! DĂ©shabille-toi vite. Elle courut ranimer le feu dans le salon. À son retour dans la chambre, comme je ne bougeais pas, elle dit — Veux-tu que je t’aide ? Moi qui redoutais par-dessus tout le moment oĂč je devrais me dĂ©shabiller et qui en envisageais le ridicule, je bĂ©nissais la pluie grĂące Ă  quoi ce dĂ©shabillage prenait un sens maternel. Mais Marthe repartait, revenait, repartait dans la cuisine, pour voir si l’eau de mon grog Ă©tait chaude. Enfin elle me trouva nu sur le lit, me cachant Ă  moitiĂ© sous l’édredon. Elle me gronda c’était fou de rester nu ; il fallait me frictionner Ă  l’eau de Cologne. Puis Marthe ouvrit une armoire et me jeta un costume de nuit. Il devait ĂȘtre de ma taille. » Un costume de Jacques ! Et je pensais Ă  l’arrivĂ©e, fort possible, de ce soldat, puisque Marthe y avait cru. J’étais dans le lit. Marthe m’y rejoignit. Je lui demandai d’éteindre. Car, mĂȘme en ses bras, je me mĂ©fiais de ma timiditĂ©. Les tĂ©nĂšbres me donneraient du courage. Marthe me rĂ©pondit doucement — Non. Je veux te voir t’endormir. À cette parole pleine de grĂące, je sentis quelque gĂȘne. J’y voyais la touchante douceur de cette femme qui risquait tout pour devenir ma maĂźtresse et, ne pouvant deviner ma timiditĂ© maladive, admettait que je m’endormisse auprĂšs d’elle. Depuis quatre mois je disais l’aimer, et ne lui en donnais pas cette preuve dont les hommes sont si prodigues et qui souvent leur tient lieu d’amour. J’éteignis de force. Je me retrouvai avec le trouble de tout Ă  l’heure, avant d’entrer chez Marthe. Mais comme l’attente devant la porte, celle devant l’amour ne pouvait ĂȘtre bien longue. Du reste, mon imagination se promettait de telles voluptĂ©s qu’elle n’arrivait plus Ă  les concevoir. Pour la premiĂšre fois aussi je redoutai de ressembler au mari et de laisser Ă  Marthe un mauvais souvenir de nos premiers moments d’amour. Elle fut donc plus heureuse que moi. Mais la minute oĂč nous nous dĂ©senlaçùmes, et ses yeux admirables, valaient bien mon malaise. Son visage s’était transfigurĂ©. Je m’étonnai mĂȘme de ne pas pouvoir toucher l’aurĂ©ole qui entourait vraiment sa figure, comme dans les tableaux religieux. SoulagĂ© de mes craintes, il m’en venait d’autres. C’est que, comprenant enfin la puissance des gestes que ma timiditĂ© n’avait osĂ©s jusqu’alors, je tremblais que Marthe appartĂźnt Ă  son mari plus qu’elle ne voulait le prĂ©tendre. Comme il m’est impossible de comprendre ce que je goĂ»te la premiĂšre fois, je devais connaĂźtre ces jouissances de l’amour chaque jour davantage. En attendant, le faux plaisir m’apportait une vraie douleur d’homme la jalousie. J’en voulais Ă  Marthe, parce que je comprenais, Ă  son visage reconnaissant, tout ce que valent les liens de la chair. Je maudissais l’homme qui avait avant moi Ă©veillĂ© son corps. Je considĂ©rai ma sottise d’avoir vu en Marthe une vierge. À toute autre Ă©poque, souhaiter la mort de son mari, c’eĂ»t Ă©tĂ© chimĂšre enfantine, mais ce vƓu devenait presque aussi criminel que si j’eusse tuĂ©. Je devais Ă  la guerre mon bonheur naissant ; j’en attendais l’apothĂ©ose. J’espĂ©rais qu’elle servirait ma haine comme un anonyme commet le crime Ă  notre place. Maintenant, nous pleurons ensemble ; c’est la faute du bonheur. Marthe me reproche de n’avoir pas empĂȘchĂ© son mariage. Mais alors, serais-je dans ce lit choisi par moi ? Elle vivrait chez ses parents ; nous ne pourrions nous voir. Elle n’aurait jamais appartenu Ă  Jacques, mais elle ne m’appartiendrait pas. Sans lui, et ne pouvant comparer, peut-ĂȘtre regretterait-elle encore, espĂ©rant mieux. Je ne hais pas Jacques. Je hais la certitude de tout devoir Ă  cet homme que nous trompons. Mais j’aime trop Marthe pour trouver notre bonheur criminel. » Nous pleurons ensemble de n’ĂȘtre que des enfants, disposant de peu. Enlever Marthe ! Comme elle n’appartient Ă  personne, qu’à moi, ce serait me l’enlever, puisqu’on nous sĂ©parerait. DĂ©jĂ  nous envisageons la fin de la guerre, qui sera celle de notre amour. Nous le savons, Marthe a beau me jurer qu’elle quittera tout, qu’elle me suivra, je ne suis pas d’une nature portĂ©e Ă  la rĂ©volte, et, me mettant Ă  la place de Marthe, je n’imagine pas cette folle rupture. Marthe m’explique pourquoi elle se trouvait trop vieille. Dans quinze ans, la vie ne fera encore que commencer pour moi, des femmes m’aimeront, qui auront l’ñge qu’elle a. Je ne pourrais que souffrir, ajoute-t-elle. Si tu me quittes, j’en mourrai. Si tu restes, ce sera par faiblesse, et je souffrirai de te voir sacrifier ton bonheur. » MalgrĂ© mon indignation, je m’en voulais de ne point paraĂźtre assez convaincu du contraire. Mais Marthe ne demandait qu’à l’ĂȘtre, et mes plus mauvaises raisons lui semblaient bonnes. Elle rĂ©pondait Oui, je n’ai pas pensĂ© Ă  cela. Je sens bien que tu ne mens pas. » Moi, devant les craintes de Marthe, je sentais ma confiance moins solide. Alors mes consolations Ă©taient molles. J’avais l’air de ne la dĂ©tromper que par politesse. Je lui disais Mais non, mais non, tu es folle. » HĂ©las ! j’étais trop sensible Ă  la jeunesse pour ne pas envisager que je me dĂ©tacherais de Marthe, le jour oĂč sa jeunesse se fanerait, et que s’épanouirait la mienne. Bien que mon amour me parĂ»t avoir atteint sa forme dĂ©finitive, il Ă©tait Ă  l’état d’ébauche. Il faiblissait au moindre obstacle. Donc, les folies que cette nuit-lĂ  firent nos Ăąmes nous fatiguĂšrent davantage que celles de notre chair. Les unes semblaient nous reposer des autres ; en rĂ©alitĂ© elles nous achevaient. Les coqs, plus nombreux, chantaient. Ils avaient chantĂ© toute la nuit. Je m’aperçus de ce mensonge poĂ©tique les coqs chantent au lever du soleil. Ce n’était pas extraordinaire. Mon Ăąge ignorait l’insomnie. Mais Marthe le remarqua aussi, avec tant de surprise, que ce ne pouvait ĂȘtre que la premiĂšre fois. Elle ne put comprendre la force avec laquelle je la serrai contre moi, car sa surprise me donnait la preuve qu’elle n’avait pas encore passĂ© une nuit blanche avec Jacques. Mes transes me faisaient prendre notre amour pour un amour exceptionnel. Nous croyons ĂȘtre les premiers Ă  ressentir certains troubles, ne sachant pas que l’amour est comme la poĂ©sie, et que tous les amants, mĂȘme les plus mĂ©diocres, s’imaginent qu’ils innovent. Disais-je Ă  Marthe sans y croire d’ailleurs, mais pour lui faire penser que je partageais ses inquiĂ©tudes Tu me dĂ©laisseras, d’autres hommes te plairont », elle m’affirmait ĂȘtre sĂ»re d’elle. Moi, de mon cĂŽtĂ©, je me persuadais peu Ă  peu que je lui resterais, mĂȘme quand elle serait moins jeune, ma paresse finissant par faire dĂ©pendre notre Ă©ternel bonheur de son Ă©nergie. Le sommeil nous avait surpris dans notre nuditĂ©. À mon rĂ©veil, la voyant dĂ©couverte, je craignis qu’elle n’eĂ»t froid. Je tĂątai son corps. Il Ă©tait brĂ»lant. La voir dormir me procurait une voluptĂ© sans Ă©gale. Au bout de dix minutes, cette voluptĂ© me parut insupportable. J’embrassai Marthe sur l’épaule. Elle ne s’éveilla pas. Un second baiser, moins chaste, agit avec la violence d’un rĂ©veille-matin. Elle sursauta, et, se frottant les yeux, me couvrit de baisers, comme quelqu’un qu’on aime et qu’on retrouve dans son lit aprĂšs avoir rĂȘvĂ© qu’il est mort. Elle, au contraire, avait cru rĂȘver ce qui Ă©tait vrai, et me retrouvait au rĂ©veil. Il Ă©tait dĂ©jĂ  onze heures. Nous buvions notre chocolat, quand nous entendĂźmes la sonnette. Je pensai Ă  Jacques Pourvu qu’il ait une arme. » Moi qui avais si peur de la mort, je ne tremblais pas. Au contraire, j’aurais acceptĂ© que ce fĂ»t Jacques, Ă  condition qu’il nous tuĂąt. Toute autre solution me semblait ridicule. Envisager la mort avec calme ne compte que si nous l’envisageons seul. La mort Ă  deux n’est plus la mort, mĂȘme pour les incrĂ©dules. Ce qui chagrine, ce n’est pas de quitter la vie, mais de quitter ce qui lui donne un sens. Lorsqu’un amour est notre vie, quelle diffĂ©rence y a-t-il entre vivre ensemble ou mourir ensemble ? Je n’eus pas le temps de me croire un hĂ©ros, car, pensant que peut-ĂȘtre Jacques ne tuerait que Marthe, ou moi, je mesurai mon Ă©goĂŻsme. Savais-je mĂȘme, de ces deux drames, lequel Ă©tait le pire ? Comme Marthe ne bougeait pas, je crus m’ĂȘtre trompĂ©, et qu’on avait sonnĂ© chez les propriĂ©taires. Mais la sonnette retentit de nouveau. — Tais-toi, ne bouge pas ! murmura-t-elle, ce doit ĂȘtre ma mĂšre. J’avais complĂštement oubliĂ© qu’elle passerait aprĂšs la messe. J’étais heureux d’ĂȘtre tĂ©moin d’un de ses sacrifices. DĂšs qu’une maĂźtresse, un ami, sont en retard de quelques minutes Ă  un rendez-vous, je les vois morts. Attribuant cette forme d’angoisse Ă  sa mĂšre, je savourais sa crainte, et que ce fĂ»t par ma faute qu’elle l’éprouvĂąt. Nous entendĂźmes la grille du jardin se refermer, aprĂšs un conciliabule Ă©videmment, Mme Grangier demandait au rez-de-chaussĂ©e si on avait vu ce matin sa fille. Marthe regarda derriĂšre les volets et me dit C’était bien elle. » Je ne pus rĂ©sister au plaisir de voir, moi aussi, Mme Grangier repartant, son livre de messe Ă  la main, inquiĂšte de l’absence incomprĂ©hensible de sa fille. Elle se retourna encore vers les volets clos. Maintenant qu’il ne me restait plus rien Ă  dĂ©sirer, je me sentais devenir injuste. Je m’affectais de ce que Marthe pĂ»t mentir sans scrupules Ă  sa mĂšre, et ma mauvaise foi lui reprochait de pouvoir mentir. Pourtant l’amour, qui est l’égoĂŻsme Ă  deux, sacrifie tout Ă  soi, et vit de mensonges. PoussĂ© par le mĂȘme dĂ©mon, je lui fis encore le reproche de m’avoir cachĂ© l’arrivĂ©e de son mari. Jusqu’alors j’avais matĂ© mon despotisme, ne me sentant pas le droit de rĂ©gner sur Marthe. Ma duretĂ© avait des accalmies. Je gĂ©missais BientĂŽt tu me prendras en horreur. Je suis comme ton mari, aussi brutal. » Il n’est pas brutal », disait-elle. Je reprenais de plus belle Alors, tu nous trompes tous les deux, dis-moi que tu l’aimes, sois contente dans huit jours tu pourras me tromper avec lui. » Elle se mordait les lĂšvres, pleurait Qu’ai-je donc fait qui te rende aussi mĂ©chant ? Je t’en supplie, n’abĂźme pas notre premier jour de bonheur. — Il faut que tu m’aimes bien peu pour qu’aujourd’hui soit ton premier jour de bonheur. » Ces sortes de coups blessent celui qui les porte. Je ne pensais rien de ce que je disais, et pourtant j’éprouvais le besoin de le dire. Il m’était impossible d’expliquer Ă  Marthe que mon amour grandissait. Sans doute atteignait-il l’ñge ingrat, et cette taquinerie fĂ©roce, c’était la mue de l’amour devenant passion. Je souffrais. Je suppliai Marthe d’oublier mes attaques. La bonne des propriĂ©taires glissa des lettres sous la porte. Marthe les prit. Il y en avait deux de Jacques. Comme rĂ©ponse Ă  mes doutes Fais-en, dit-elle, ce que bon te semble. » J’eus honte. Je lui demandai de les lire, mais de les garder pour elle. Marthe, par un de ces rĂ©flexes qui nous poussent aux pires bravades, dĂ©chira une des enveloppes. Difficile Ă  dĂ©chirer, la lettre devait ĂȘtre longue. Son geste devint une nouvelle occasion de reproches. Je dĂ©testais cette bravade, le remords qu’elle ne manquerait pas d’en ressentir. Je fis, malgrĂ© tout, un effort et, voulant qu’elle ne dĂ©chirĂąt point la seconde lettre, je gardai pour moi que d’aprĂšs cette scĂšne il Ă©tait impossible que Marthe ne fĂ»t pas mĂ©chante. Sur ma demande, elle la lut. Un rĂ©flexe pouvait lui faire dĂ©chirer la premiĂšre lettre, mais non lui faire dire, aprĂšs avoir parcouru la seconde Le ciel nous rĂ©compense de n’avoir pas dĂ©chirĂ© la lettre. Jacques m’y annonce que les permissions viennent d’ĂȘtre suspendues dans son secteur, il ne viendra pas avant un mois. » L’amour seul excuse de telles fautes de goĂ»t. Ce mari commençait Ă  me gĂȘner, plus que s’il avait Ă©tĂ© lĂ  et que s’il avait fallu prendre garde. Une lettre de lui prenait soudain l’importance d’un spectre. Nous dĂ©jeunĂąmes tard. Vers cinq heures, nous allĂąmes nous promener au bord de l’eau. Marthe resta stupĂ©faite lorsque d’une touffe d’herbes je sortis mon panier, sous l’Ɠil de la sentinelle. L’histoire du panier l’amusa bien. Je n’en craignais plus le grotesque. Nous marchions, sans nous rendre compte de l’indĂ©cence de notre tenue, nos corps collĂ©s l’un contre l’autre. Nos doigts s’enlaçaient. Ce premier dimanche de soleil avait fait pousser les promeneurs Ă  chapeau de paille, comme la pluie les champignons. Les gens qui connaissaient Marthe n’osaient pas lui dire bonjour ; mais elle, ne se rendant compte de rien, leur disait bonjour sans malice. Ils durent y voir une fanfaronnade. Elle m’interrogeait pour savoir comment je m’étais enfui de la maison. Elle riait puis sa figure s’assombrissait ; alors elle me remerciait, en me serrant les doigts de toutes ses forces, d’avoir couru tant de risques. Nous repassĂąmes chez elle pour y dĂ©poser le panier. À vrai dire, j’entrevis pour ce panier, sous forme d’envoi aux armĂ©es, une fin digne de ces aventures. Mais cette fin Ă©tait si choquante que je la gardai pour moi. Marthe voulait suivre la Marne jusqu’à La Varenne. Nous dĂźnerions en face de l’üle d’Amour. Je lui promis de lui montrer le musĂ©e de l’Écu de France, le premier musĂ©e que j’avais vu, tout enfant, et qui m’avait Ă©bloui. J’en parlais Ă  Marthe comme d’une chose trĂšs intĂ©ressante. Mais quand nous constatĂąmes que ce musĂ©e Ă©tait une farce, je ne voulus pas admettre que je m’étais trompĂ© Ă  ce point. Les ciseaux de Fulbert ! tout ! j’avais tout cru. Je prĂ©tendis avoir fait Ă  Marthe une plaisanterie innocente. Elle ne comprenait pas, car il Ă©tait peu dans mes habitudes de plaisanter. À vrai dire, cette dĂ©convenue me rendait mĂ©lancolique. Je me disais Peut-ĂȘtre moi qui, aujourd’hui, crois tellement Ă  l’amour de Marthe, y verrai-je un attrape-nigaud, comme le musĂ©e de l’Écu de France ! Car je doutais souvent de son amour. Quelquefois, je me demandais si je n’étais pas pour elle un passe temps, un caprice dont elle pourrait se dĂ©tacher du jour au lendemain, la paix la rappelant Ă  ses devoirs. Pourtant, me disais-je, il y a des moments oĂč une bouche, des yeux, ne peuvent mentir. Certes. Mais une fois ivres, les hommes les moins gĂ©nĂ©reux se fĂąchent si l’on n’accepte pas leur montre, leur portefeuille. Dans cette veine, ils sont aussi sincĂšres que s’ils se trouvent en Ă©tat normal. Les moments oĂč on ne peut pas mentir sont prĂ©cisĂ©ment ceux oĂč l’on ment le plus, et surtout Ă  soi-mĂȘme. Croire une femme au moment oĂč elle ne peut pas mentir », c’est croire Ă  la fausse gĂ©nĂ©rositĂ© d’un avare. Ma clairvoyance n’était qu’une forme plus dangereuse de ma naĂŻvetĂ©. Je me jugeais moins naĂŻf, je l’étais sous une autre forme, puisque aucun Ăąge n’échappe Ă  la naĂŻvetĂ©. Celle de la vieillesse n’est pas la moindre. Cette prĂ©tendue clairvoyance m’assombrissait tout, me faisait douter de Marthe. PlutĂŽt, je doutais de moi-mĂȘme, ne me trouvant pas digne d’elle. Aurais-je eu mille fois plus de preuves de son amour, je n’aurais pas Ă©tĂ© moins malheureux. Je savais trop le trĂ©sor de ce qu’on n’exprime jamais Ă  ceux qu’on aime, par la crainte de paraĂźtre puĂ©ril, pour ne pas redouter chez Marthe, cette pudeur navrante et je souffrais de ne pouvoir pĂ©nĂ©trer son esprit. Je revins Ă  la maison Ă  neuf heures et demie du soir. Mes parents m’interrogĂšrent sur ma promenade. Je leur dĂ©crivis avec enthousiasme la forĂȘt de SĂ©nart et ses fougĂšres deux fois hautes comme moi. Je parlai aussi de Brunoy, charmant village oĂč nous avions dĂ©jeunĂ©. Tout Ă  coup, ma mĂšre, moqueuse, m’interrompant — À propos, RenĂ© est venu cet aprĂšs-midi Ă  quatre heures, trĂšs Ă©tonnĂ© en apprenant qu’il faisait une grande promenade avec toi. J’étais rouge de dĂ©pit. Cette aventure, et bien d’autres, m’apprirent que, malgrĂ© certaines dispositions, je ne suis point fait pour le mensonge. On m’y attrape toujours. Mes parents n’ajoutĂšrent rien d’autre. Ils eurent le triomphe modeste. Mon pĂšre, d’ailleurs, Ă©tait inconsciemment complice de mon premier amour. Il l’encourageait plutĂŽt, ravi que ma prĂ©cocitĂ© s’affirmĂąt d’une façon ou d’une autre. Il avait aussi toujours eu peur que je tombasse entre les mains d’une mauvaise femme. Il Ă©tait content de me savoir aimĂ© d’une brave fille. Il ne devait se cabrer que le jour oĂč il eut la preuve que Marthe souhaitait le divorce. Ma mĂšre, elle, ne voyait pas notre liaison d’un aussi bon Ɠil. Elle Ă©tait jalouse. Elle regardait Marthe avec des yeux de rivale. Elle trouvait Marthe antipathique, ne se rendant pas compte que toute femme, du fait de mon amour, le lui serait devenue. D’ailleurs, elle se prĂ©occupait plus que mon pĂšre du qu’en-dira-t-on. Elle s’étonnait que Marthe pĂ»t se compromettre avec un gamin de mon Ăąge. Puis elle avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e Ă  F
 Dans toutes ces petites villes de banlieue, du moment qu’elles s’éloignent de la banlieue ouvriĂšre, sĂ©vissent les mĂȘmes passions, la mĂȘme soif de racontars qu’en province. Mais, en outre, le voisinage de Paris rend les racontars, les suppositions, plus dĂ©lurĂ©s. Chacun y doit tenir son rang. C’est ainsi que pour avoir une maĂźtresse, dont le mari Ă©tait soldat, je vis peu Ă  peu, et sur l’injonction de leurs parents, s’éloigner mes camarades. Ils disparurent par ordre hiĂ©rarchique depuis le fils du notaire, jusqu’à celui de notre jardinier. Ma mĂšre Ă©tait atteinte par ces mesures qui me semblaient un hommage. Elle me voyait perdu par une folle. Elle reprochait certainement Ă  mon pĂšre de me l’avoir fait connaĂźtre, et de fermer les yeux. Mais, estimant que c’était Ă  mon pĂšre d’agir et mon pĂšre se taisant, elle gardait le silence. Je passais toutes mes nuits chez Marthe. J’y arrivais Ă  dix heures et demie, j’en repartais le matin Ă  cinq ou six. Je ne sautais plus par-dessus les murs. Je me contentais d’ouvrir la porte avec ma clef ; mais cette franchise exigeait quelques soins. Pour que la cloche ne donnĂąt pas l’éveil, j’enveloppais le soir son battant avec de l’ouate. Je l’îtais le lendemain en rentrant. À la maison, personne ne se doutait de mes absences ; il n’en allait pas de mĂȘme Ă  J
 Depuis quelque temps dĂ©jĂ , les propriĂ©taires et le vieux mĂ©nage me voyaient d’un assez mauvais Ɠil, rĂ©pondant Ă  peine Ă  mes saluts. Le matin, Ă  cinq heures, pour faire le moins de bruit possible, je descendais, mes souliers Ă  la main. Je les remettais en bas. Un matin, je croisai dans l’escalier le garçon laitier. Il tenait ses boĂźtes de lait Ă  la main ; je tenais, moi, mes souliers. Il me souhaita le bonjour avec un sourire terrible. Marthe Ă©tait perdue. Il allait le raconter dans tout J
 Ce qui me torturait encore le plus Ă©tait mon ridicule. Je pouvais acheter le silence du garçon laitier, mais je m’en abstins faute de savoir comment m’y prendre. L’aprĂšs-midi, je n’osai rien en dire Ă  Marthe. D’ailleurs, cet Ă©pisode Ă©tait inutile pour que Marthe fĂ»t compromise. C’était depuis longtemps chose faite. La rumeur me l’attribua mĂȘme comme maĂźtresse bien avant la rĂ©alitĂ©. Nous ne nous Ă©tions rendu compte de rien. Nous allions bientĂŽt voir clair. C’est ainsi qu’un jour je trouvai Marthe sans forces. Le propriĂ©taire venait de lui dire que depuis quatre jours il guettait mon dĂ©part Ă  l’aube. Il avait d’abord refusĂ© de croire, mais il ne lui restait aucun doute. Le vieux mĂ©nage dont la chambre Ă©tait sous celle de Marthe se plaignait du bruit que nous faisions nuit et jour. Marthe Ă©tait atterrĂ©e, voulait partir. Il ne fut pas question d’apporter un peu de prudence dans nos rendez-vous. Nous nous en sentions incapables le pli Ă©tait pris. Alors Marthe commença de comprendre bien des choses qui l’avaient surprise. La seule amie qu’elle chĂ©rĂźt vraiment, une jeune fille suĂ©doise, ne rĂ©pondait pas Ă  ses lettres. J’appris que le correspondant de cette jeune fille nous ayant un jour aperçus dans le train, enlacĂ©s, il lui avait conseillĂ© de ne pas revoir Marthe. Je fis promettre Ă  Marthe que s’il Ă©clatait un drame, oĂč que ce fĂ»t, soit chez ses parents, soit avec son mari, elle montrerait de la fermetĂ©. Les menaces du propriĂ©taire, quelques rumeurs, me donnaient tout lieu de craindre, et d’espĂ©rer Ă  la fois, une explication entre Marthe et Jacques. Marthe m’avait suppliĂ© de venir la voir souvent, pendant la permission de Jacques, Ă  qui elle avait dĂ©jĂ  parlĂ© de moi. Je refusai, redoutant de jouer mal mon rĂŽle et de voir Marthe avec un homme empressĂ© auprĂšs d’elle. La permission devait ĂȘtre de onze jours. Peut-ĂȘtre tricherait-il, et trouverait-il le moyen de rester deux jours de plus. Je fis jurer Ă  Marthe de m’écrire chaque jour. J’attendis trois jours avant de me rendre Ă  la poste restante, pour ĂȘtre sĂ»r de trouver une lettre. Il y en avait dĂ©jĂ  quatre. Je ne pus les prendre il me manquait un des papiers d’identitĂ© nĂ©cessaires. J’étais d’autant moins Ă  l’aise que j’avais falsifiĂ© mon bulletin de naissance, l’usage de la poste restante n’étant permis qu’à partir de dix-huit ans. J’insistais, au guichet, avec l’envie de jeter du poivre dans les yeux de la demoiselle des postes, de m’emparer des lettres qu’elle tenait et ne me donnerait pas. Enfin, comme j’étais connu Ă  la poste, j’obtins, faute de mieux, qu’on les envoyĂąt le lendemain chez mes parents. DĂ©cidĂ©ment j’avais encore fort Ă  faire pour devenir un homme. En ouvrant la premiĂšre lettre de Marthe, je me demandai comment elle exĂ©cuterait ce tour de force Ă©crire une lettre d’amour. J’oubliais qu’aucun genre Ă©pistolaire n’est moins difficile il n’y est besoin que d’amour. Je trouvai les lettres de Marthe admirables, et dignes des plus belles que j’avais lues. Pourtant Marthe m’y disait des choses bien ordinaires, et son supplice de vivre loin de moi. Il m’étonnait que ma jalousie ne fĂ»t pas plus mordante. Je commençais Ă  considĂ©rer Jacques comme le mari ». Peu Ă  peu j’oubliais sa jeunesse, je voyais en lui un barbon. Je n’écrivais pas Ă  Marthe ; il y avait tout de mĂȘme trop de risques. Au fond je me trouvais plutĂŽt heureux d’ĂȘtre tenu Ă  ne pas lui Ă©crire, Ă©prouvant, comme devant toute nouveautĂ©, la crainte vague de n’ĂȘtre pas capable, et que mes lettres la choquassent ou lui parussent naĂŻves. Ma nĂ©gligence fit qu’au bout de deux jours, ayant laissĂ© traĂźner sur ma table de travail une lettre de Marthe, elle disparut ; le lendemain, elle reparut sur la table. La dĂ©couverte de cette lettre dĂ©rangeait mes plans j’avais profitĂ© de la permission de Jacques, de mes longues heures de prĂ©sence, pour faire croire chez moi que je me dĂ©tachais de Marthe. Car si je m’étais d’abord montrĂ© fanfaron pour que mes parents apprissent que j’avais une maĂźtresse, je commençais Ă  souhaiter qu’ils eussent moins de preuves. Et voici que mon pĂšre apprenait la vĂ©ritable cause de ma sagesse. Je profitai de ces loisirs pour de nouveau me rendre Ă  l’acadĂ©mie de dessin ; car depuis longtemps je dessinais mes nus d’aprĂšs Marthe. Je ne sais pas si mon pĂšre le devinait ; du moins s’étonnait-il malicieusement, et d’une maniĂšre qui me faisait rougir, de la monotonie des modĂšles. Je retournai donc Ă  la Grande-ChaumiĂšre, travaillai beaucoup, afin de rĂ©unir une provision d’études pour le reste de l’annĂ©e, provision que je renouvellerais Ă  la prochaine visite du mari. Je revis aussi RenĂ©, renvoyĂ© de Henri IV. Il allait Ă  Louis-le-Grand. Je l’y cherchais tous les soirs, aprĂšs la Grande-ChaumiĂšre. Nous nous frĂ©quentions en cachette, car depuis son renvoi de Henri IV, et surtout depuis Marthe, ses parents, qui naguĂšre me considĂ©raient comme un bon exemple, lui avaient dĂ©fendu ma compagnie. RenĂ©, pour qui l’amour, dans l’amour, semblait un bagage encombrant, me plaisantait sur ma passion pour Marthe. Ne pouvant supporter ses pointes, je lui dis lĂąchement que je n’avais pas de vĂ©ritable amour. Son admiration pour moi, qui ces derniers temps avait faibli, s’en accrut sĂ©ance tenante. Je commençais Ă  m’endormir sur l’amour de Marthe. Ce qui me tourmentait le plus, c’était le jeĂ»ne infligĂ© Ă  mes sens. Mon Ă©nervement Ă©tait celui d’un pianiste sans piano, d’un fumeur sans cigarettes. RenĂ©, qui se moquait de mon cƓur, Ă©tait pourtant Ă©pris d’une femme qu’il croyait aimer sans amour. Ce gracieux animal, Espagnole blonde, se dĂ©sarticulait si bien qu’il devait sortir d’un cirque. RenĂ© qui feignait la dĂ©sinvolture Ă©tait fort jaloux. Il me supplia mi-riant, mi-pĂąlissant, de lui rendre un service bizarre. Ce service, pour qui connaĂźt le collĂšge, Ă©tait l’idĂ©e-type du collĂ©gien. Il dĂ©sirait savoir si cette femme le tromperait. Il s’agissait donc de lui faire des avances, pour se rendre compte. Ce service m’embarrassa. Ma timiditĂ© reprenait le dessus. Mais pour rien au monde je n’aurais voulu paraĂźtre timide et, du reste, la dame vint me tirer d’embarras. Elle me fit des avances si promptes que la timiditĂ©, qui empĂȘche certaines choses et oblige Ă  d’autres, m’empĂȘcha de respecter RenĂ© et Marthe. Du moins espĂ©rais-je y trouver du plaisir, mais j’étais comme le fumeur habituĂ© Ă  une seule marque. Il ne me resta donc que le remords d’avoir trompĂ© RenĂ©, Ă  qui je jurai que sa maĂźtresse repoussait toute avance. Vis-Ă -vis de Marthe je n’éprouvais aucun remords. Je m’y forçais. J’avais beau me dire que je ne lui pardonnerais jamais si elle me trompait, je n’y pus rien. Ce n’est pas pareil », me donnai-je comme excuse avec la remarquable platitude que l’égoĂŻsme apporte dans ses rĂ©ponses. De mĂȘme, j’admettais fort bien de ne pas Ă©crire Ă  Marthe, mais, si elle ne m’avait pas Ă©crit, j’y eusse vu qu’elle ne m’aimait pas. Pourtant cette lĂ©gĂšre infidĂ©litĂ© renforça mon amour. Jacques ne comprenait rien Ă  l’attitude de sa femme. Marthe, plutĂŽt bavarde, ne lui adressait pas la parole. S’il lui demandait Qu’as-tu ? » elle rĂ©pondait Rien. » Mme Grangier eut diffĂ©rentes scĂšnes avec le pauvre Jacques. Elle l’accusait de maladresse envers sa fille, se repentait de la lui avoir donnĂ©e. Elle attribuait Ă  cette maladresse de Jacques le brusque changement survenu dans le caractĂšre de sa fille. Elle voulut la reprendre chez elle. Jacques s’inclina. Quelques jours aprĂšs son arrivĂ©e, il accompagna donc Marthe chez sa mĂšre, qui, flattant ses moindres caprices, encourageait sans se rendre compte son amour pour moi. Marthe Ă©tait nĂ©e dans cette demeure. Chaque chose, disait-elle Ă  Jacques, lui rappelait le temps heureux oĂč elle s’appartenait. Elle devait dormir dans sa chambre de jeune fille. Jacques voulut que tout au moins on y dressĂąt un lit pour lui. Il provoqua une crise de nerfs. Marthe refusait de souiller cette chambre virginale. M. Grangier trouvait ces pudeurs absurdes. Mme Grangier en profita pour dire Ă  son mari et Ă  son gendre qu’ils ne comprenaient rien Ă  la dĂ©licatesse fĂ©minine. Elle se sentait flattĂ©e que l’ñme de sa fille appartĂźnt si peu Ă  Jacques. Car tout ce que Marthe ĂŽtait Ă  son mari, Mme Grangier se l’attribuait, trouvant ses scrupules sublimes. Sublimes, ils l’étaient, mais pour moi. Les jours oĂč Marthe se prĂ©tendait le plus malade, elle exigeait de sortir. Jacques savait bien que ce n’était pas pour le plaisir de l’accompagner. Marthe, ne pouvant confier Ă  personne les lettres Ă  mon adresse, les mettait elle-mĂȘme Ă  la poste. Je me fĂ©licitai encore plus de mon silence, car, si j’avais pu lui Ă©crire, en rĂ©ponse au rĂ©cit des tortures qu’elle infligeait, je fusse intervenu en faveur de la victime. À certains moments je m’épouvantais du mal dont j’étais l’auteur ; Ă  d’autres, je me disais que Marthe ne punirait jamais assez Jacques du crime de me l’avoir prise vierge. Mais comme rien ne nous rend moins sentimental » que la passion, j’étais, somme toute, ravi de ne pouvoir Ă©crire et qu’ainsi Marthe continuĂąt de dĂ©sespĂ©rer Jacques. Il repartit sans courage. Tous mirent cette crise sur le compte de la solitude Ă©nervante dans laquelle vivait Marthe. Car ses parents et son mari Ă©taient les seuls Ă  ignorer notre liaison, les propriĂ©taires n’osant rien apprendre Ă  Jacques par respect pour l’uniforme. Mme Grangier se fĂ©licitait dĂ©jĂ  de retrouver sa fille, et qu’elle vĂ©cĂ»t comme avant son mariage. Aussi les Grangier n’en revinrent-ils pas lorsque Marthe, le lendemain du dĂ©part de Jacques, annonça qu’elle retournait Ă  J
 Je l’y revis le jour mĂȘme. D’abord je la grondai mollement d’avoir Ă©tĂ© si mĂ©chante. Mais quand je lus la premiĂšre lettre de Jacques, je fus pris de panique. Il disait combien, s’il n’avait plus l’amour de Marthe, il lui serait facile de se faire tuer. Je ne dĂ©mĂȘlai pas le chantage ». Je me vis responsable d’une mort, oubliant que je l’avais souhaitĂ©e. Je devins encore plus incomprĂ©hensible et plus injuste. De quelque cĂŽtĂ© que nous nous tournions s’ouvrait une blessure. Marthe avait beau me rĂ©pĂ©ter qu’il Ă©tait moins inhumain de ne plus flatter l’espoir de Jacques, c’est moi qui l’obligeais de rĂ©pondre avec douceur. C’est moi qui dictais Ă  sa femme les seules lettres tendres qu’il en ait jamais reçues. Elle les Ă©crivait en se cabrant, en pleurant, mais je la menaçais de ne jamais revenir, si elle n’obĂ©issait pas. Que Jacques me dĂ»t ses seules joies attĂ©nuait mes remords. Je vis combien son dĂ©sir de suicide Ă©tait superficiel, Ă  l’espoir qui dĂ©bordait de ses lettres, en rĂ©ponse aux nĂŽtres. J’admirais mon attitude, vis-Ă -vis du pauvre Jacques, alors que j’agissais par Ă©goĂŻsme et par crainte d’avoir un crime sur la conscience. Une pĂ©riode heureuse succĂ©da au drame. HĂ©las ! un sentiment de provisoire subsistait. Il tenait Ă  mon Ăąge et Ă  ma nature veule. Je n’avais de volontĂ© pour rien, ni pour fuir Marthe qui peut-ĂȘtre m’oublierait, et retournerait au devoir, ni pour pousser Jacques dans la mort. Notre union Ă©tait donc Ă  la merci de la paix, du retour dĂ©finitif des troupes. Qu’il chasse sa femme, elle me resterait. Qu’il la garde, je me sentais incapable de la lui reprendre de force. Notre bonheur Ă©tait un chĂąteau de sable. Mais ici la marĂ©e n’étant pas Ă  heure fixe, j’espĂ©rais qu’elle monterait le plus tard possible. Maintenant, c’est Jacques, charmĂ©, qui dĂ©fendait Marthe contre sa mĂšre, mĂ©contente du retour Ă  J
 Ce retour, l’aigreur aidant, avait du reste Ă©veillĂ© chez Mme Grangier quelques soupçons. Autre chose lui paraissait suspect Marthe refusait d’avoir des domestiques, au grand scandale de sa famille, et, encore plus, de sa belle-famille. Mais que pouvaient parents et beaux-parents contre Jacques devenu notre alliĂ©, grĂące aux raisons que je lui donnais par l’intermĂ©diaire de Marthe. C’est alors que J
 ouvrit le feu sur elle. Les propriĂ©taires affectaient de ne plus lui parler. Personne ne la saluait. Seuls les fournisseurs Ă©taient professionnellement tenus Ă  moins de morgue. Aussi, Marthe, sentant quelquefois le besoin d’échanger des paroles, s’attardait dans les boutiques. Lorsque j’étais chez elle, si elle s’absentait pour acheter du lait et des gĂąteaux, et qu’au bout de cinq minutes, elle ne fĂ»t pas de retour, l’imaginant sous un tramway, je courais Ă  toutes jambes jusque chez la crĂ©miĂšre ou le pĂątissier. Je l’y trouvais causant avec eux. Fou de m’ĂȘtre laissĂ© prendre Ă  mes angoisses nerveuses, aussitĂŽt dehors, je m’emportais. Je l’accusais d’avoir des goĂ»ts vulgaires, de trouver un charme Ă  la conversation des fournisseurs. Ceux-ci, dont j’interrompais les propos, me dĂ©testaient. L’étiquette des cours est assez simple, comme tout ce qui est noble. Mais rien n’égale en Ă©nigmes le protocole des petites gens. Leur folie des prĂ©sĂ©ances se fonde, d’abord, sur l’ñge. Rien ne les choquerait plus que la rĂ©vĂ©rence d’une vieille duchesse Ă  quelque jeune Prince. On devine la haine du pĂątissier, de la crĂ©miĂšre, Ă  voir un gamin interrompre leurs rapports familiers avec Marthe. Ils lui eussent Ă  elle trouvĂ© mille excuses, Ă  cause de ces conversations. Les propriĂ©taires avaient un fils de vingt-deux ans. Il vint en permission. Marthe l’invita Ă  prendre le thĂ©. Le soir, nous entendĂźmes des Ă©clats de voix on lui dĂ©fendait de revoir la locataire. HabituĂ© Ă  ce que mon pĂšre ne mĂźt son veto Ă  aucun de mes actes, rien ne m’étonna plus que l’obĂ©issance du dadais. Le lendemain, comme nous traversions le jardin, il bĂȘchait. Sans doute Ă©tait-ce un pensum. Un peu gĂȘnĂ©, malgrĂ© tout, il dĂ©tourna la tĂȘte pour ne pas avoir Ă  dire bonjour. Ces escarmouches peinaient Marthe ; assez intelligente et assez amoureuse pour se rendre compte que le bonheur ne rĂ©side pas dans la considĂ©ration des voisins, elle Ă©tait comme ces poĂštes qui savent que la vraie poĂ©sie est chose maudite », mais qui, malgrĂ© leur certitude, souffrent parfois de ne pas obtenir les suffrages qu’ils mĂ©prisent. Les conseillers municipaux jouent toujours un rĂŽle dans mes aventures. M. Marin qui habitait en dessous de chez Marthe, vieillard Ă  barbe grise et de stature noble, Ă©tait un ancien conseiller municipal de J
 RetirĂ© dĂšs avant la guerre, il aimait servir la patrie, lorsque l’occasion se prĂ©sentait Ă  portĂ©e de sa main. Se contentant de dĂ©sapprouver la politique communale, il vivait avec sa femme, ne recevant et ne rendant de visites qu’aux approches de la nouvelle annĂ©e. Depuis quelques jours, un remue-mĂ©nage se faisait au-dessous, d’autant plus distinct que nous entendions, de notre chambre, les moindres bruits du rez-de-chaussĂ©e. Des frotteurs vinrent. La bonne, aidĂ©e par celle du propriĂ©taire, astiquait l’argenterie dans le jardin, ĂŽtait le vert-de-gris des suspensions de cuivre. Nous sĂ»mes par la crĂ©miĂšre qu’un raout-surprise se prĂ©parait chez les Marin, sous un mystĂ©rieux prĂ©texte. Mme Marin Ă©tait allĂ©e inviter le maire et le supplier de lui accorder huit litres de lait. Autoriserait-il aussi la marchande Ă  faire de la crĂšme ? Les permis accordĂ©s, le jour venu un vendredi, une quinzaine de notables parurent Ă  l’heure dite avec leurs femmes, chacune fondatrice d’une sociĂ©tĂ© d’allaitement maternel, ou de secours aux blessĂ©s, dont elle Ă©tait prĂ©sidente, et les autres sociĂ©taires. La maĂźtresse de maison pour faire genre » recevait devant la porte. Elle avait profitĂ© de l’attraction mystĂ©rieuse pour transformer son raout en pique-nique. Toutes ces dames prĂȘchaient l’économie et inventaient des recettes. Aussi leurs douceurs Ă©taient-elles des gĂąteaux sans farine, des crĂšmes au lichen, etc. Chaque nouvelle arrivante disait Ă  Mme Marin Oh ! ça ne paye pas de mine, mais je crois que ce sera bon tout de mĂȘme. » M. Marin, lui, profitait de ce raout pour prĂ©parer sa rentrĂ©e politique ». Or, la surprise, c’était Marthe et moi. La charitable indiscrĂ©tion d’un de mes camarades de chemin de fer, le fils d’un des notables, me l’apprit. Jugez de ma stupeur quand je sus que la distraction des Marin Ă©tait de se tenir sous notre chambre vers la fin de l’aprĂšs-midi et de surprendre nos caresses. Sans doute y avaient-ils pris goĂ»t, et voulaient-ils publier leurs plaisirs. Bien entendu, les Marin, gens respectables, mettaient ce dĂ©vergondage sur le compte de la morale. Ils voulaient faire partager leur rĂ©volte par tout ce que la commune comptait de gens comme il faut. Les invitĂ©s Ă©taient en place. Mme Marin me savait chez Marthe, et avait dressĂ© la table sous sa chambre. Elle piaffait. Elle eĂ»t voulu la canne du rĂ©gisseur pour annoncer le spectacle. GrĂące Ă  l’indiscrĂ©tion du jeune homme, qui trahissait pour mystifier sa famille et par solidaritĂ© d’ñge, nous gardĂąmes le silence. Je n’avais pas osĂ© dire Ă  Marthe le motif du pique-nique. Je pensais au visage dĂ©composĂ© de Mme Marin, les yeux sur les aiguilles de l’horloge, et Ă  l’impatience de ses hĂŽtes. Enfin, vers sept heures, les couples se retirĂšrent bredouilles, traitant tout bas les Marin d’imposteurs et le pauvre M. Marin, ĂągĂ© de soixante-dix ans, d’arriviste. Ce futur conseiller vous promettait monts et merveilles, et n’attendait mĂȘme pas d’ĂȘtre Ă©lu pour manquer Ă  ses promesses. En ce qui concernait Mme Marin, ces dames virent dans le raout un moyen avantageux pour elle de se fournir du dessert. Le maire, en personnage, avait paru juste quelques minutes ; ces quelques minutes et les huit litres de lait firent chuchoter qu’il Ă©tait du dernier bien avec la fille des Marin, institutrice Ă  l’école. Le mariage de Mlle Marin avait jadis fait scandale, paraissant peu digne d’une institutrice, car elle avait Ă©pousĂ© un sergent de ville. Je poussai la malice jusqu’à leur faire entendre ce qu’ils eussent souhaitĂ© faire entendre aux autres. Marthe s’étonna de cette tardive ardeur. Ne pouvant plus y tenir, et au risque de la chagriner, je lui dis quel Ă©tait le but du raout. Nous en rĂźmes ensemble aux larmes. Mme Marin, peut-ĂȘtre indulgente si j’eusse servi ses plans, ne nous pardonna pas son dĂ©sastre. Il lui donna de la haine. Mais elle ne pouvait l’assouvir, ne disposant plus de moyens, et n’osant user de lettres anonymes. Nous Ă©tions au mois de mai. Je rencontrais moins Marthe chez elle et n’y couchais que si je pouvais inventer chez moi un mensonge pour y rester le matin. Je l’inventais une ou deux fois la semaine. La perpĂ©tuelle rĂ©ussite de mon mensonge me surprenait. En rĂ©alitĂ© mon pĂšre ne me croyait pas. Avec une folle indulgence il fermait les yeux, Ă  la seule condition que ni mes frĂšres, ni les domestiques, ne l’apprissent. Il me suffisait donc de dire que je partais Ă  cinq heures du matin, comme le jour de ma promenade Ă  la forĂȘt de SĂ©nart. Mais ma mĂšre ne prĂ©parait plus de panier. Mon pĂšre supportait tout, puis, sans transition, se cabrant, me reprochait ma paresse. Ces scĂšnes se dĂ©chaĂźnaient et se calmaient vite, comme les vagues. Rien n’absorbe plus que l’amour. On n’est pas paresseux, parce que, Ă©tant amoureux, on paresse. L’amour sent confusĂ©ment que son seul dĂ©rivatif rĂ©el est le travail. Aussi le considĂšre-t-il comme un rival. Et il n’en supporte aucun. Mais l’amour est paresse bienfaisante, comme la molle pluie qui fĂ©conde. Si la jeunesse est niaise, c’est faute d’avoir Ă©tĂ© paresseuse. Ce qui infirme nos systĂšmes d’éducation, c’est qu’ils s’adressent aux mĂ©diocres, Ă  cause du nombre. Pour un esprit en marche, la paresse n’existe pas. Je n’ai jamais plus appris que dans ces longues journĂ©es qui, pour un tĂ©moin, eussent semblĂ© vides, et oĂč j’observais mon cƓur novice comme un parvenu observe ses gestes Ă  table. Quand je ne couchais pas chez Marthe, c’est-Ă -dire presque tous les jours, nous nous promenions aprĂšs dĂźner, le long de la Marne, jusqu’à onze heures. Je dĂ©tachais le canot de mon pĂšre. Marthe ramait ; moi, Ă©tendu, j’appuyais ma tĂȘte sur ses genoux. Je la gĂȘnais. Soudain un coup de rame, me cognant, me rappelait que cette promenade ne durerait pas toute la vie. L’amour veut faire partager sa bĂ©atitude. Ainsi, une maĂźtresse de nature assez froide devient caressante, nous embrasse dans le cou, invente mille agaceries, si nous sommes en train d’écrire une lettre. Je n’avais jamais tel dĂ©sir d’embrasser Marthe que lorsqu’un travail la distrayait de moi ; jamais tant envie de toucher Ă  ses cheveux, de la dĂ©coiffer, que quand elle se coiffait. Dans le canot je me prĂ©cipitais sur elle, la jonchant de baisers, pour qu’elle lĂąchĂąt ses rames, et que le canot dĂ©rivĂąt, prisonnier des herbes, des nĂ©nufars blancs et jaunes. Elle y reconnaissait les signes d’une passion incapable de se contenir, alors que me poussait surtout la manie de dĂ©ranger, si forte. Puis nous amarrions le canot derriĂšre de hautes touffes. La crainte d’ĂȘtre visibles ou de chavirer, me rendait nos Ă©bats mille fois plus voluptueux. Aussi ne me plaignais-je point de l’hostilitĂ© des propriĂ©taires qui rendait ma prĂ©sence chez Marthe trĂšs difficile. Ma soi-disant idĂ©e fixe de la possĂ©der comme ne l’avait pu possĂ©der Jacques, d’embrasser un coin de sa peau aprĂšs lui avoir fait jurer que jamais d’autres lĂšvres que les miennes ne s’y Ă©taient mises, n’était que du libertinage. Me l’avouais-je ? Tout amour comporte sa jeunesse, son Ăąge mĂ»r, sa vieillesse. Étais-je Ă  ce dernier stade oĂč dĂ©jĂ  l’amour ne me satisfaisait plus sans certaines recherches. Car si ma voluptĂ© s’appuyait sur l’habitude, elle s’avivait de ces mille riens, de ces lĂ©gĂšres corrections infligĂ©es Ă  l’habitude. Ainsi, n’est-ce pas d’abord dans l’augmentation des doses, qui vite deviendraient mortelles, qu’un intoxiquĂ© trouve l’extase, mais dans le rythme qu’il invente, soit en changeant ses heures, soit en usant de supercheries pour dĂ©router l’organisme. J’aimais tant cette rive gauche de la Marne, que je frĂ©quentais l’autre, si diffĂ©rente, afin de pouvoir contempler celle que j’aimais. La rive droite est moins molle, consacrĂ©e aux maraĂźchers, aux cultivateurs, alors que la mienne l’est aux oisifs. Nous attachions le canot Ă  un arbre, allions nous Ă©tendre au milieu du blĂ©. Le champ, sous la brise du soir, frissonnait. Notre Ă©goĂŻsme, dans sa cachette, oubliait le prĂ©judice, sacrifiant le blĂ© au confort de notre amour, comme nous y sacrifiions Jacques. Un parfum de provisoire excitait mes sens. D’avoir goĂ»tĂ© Ă  des joies plus brutales, plus ressemblantes Ă  celles qu’on Ă©prouve sans amour avec la premiĂšre venue, affadissait les autres. J’apprĂ©ciais dĂ©jĂ  le sommeil chaste, libre, le bien-ĂȘtre de se sentir seul dans un lit aux draps frais. J’allĂ©guais des raisons de prudence pour ne plus passer de nuits chez Marthe. Elle admirait ma force de caractĂšre. Je redoutais aussi l’agacement que donne une certaine voix angĂ©lique des femmes qui s’éveillent et qui, comĂ©diennes de race, semblent chaque matin sortir de l’au-delĂ . Je me reprochais mes critiques, mes feintes, passant des journĂ©es Ă  me demander si j’aimais Marthe plus ou moins que naguĂšre. Mon amour sophistiquait tout. De mĂȘme que je traduisais faussement les phrases de Marthe, croyant leur donner un sens plus profond, j’interprĂ©tais ses silences. Ai-je toujours eu tort ; un certain choc, qui ne se peut dĂ©crire, nous prĂ©venant que nous avons touchĂ© juste. Mes jouissances, mes angoisses Ă©taient plus fortes. CouchĂ© auprĂšs d’elle, l’envie qui me prenait, d’une seconde Ă  l’autre, d’ĂȘtre couchĂ© seul, chez mes parents, me faisait augurer l’insupportable d’une vie commune. D’autre part, je ne pouvais imaginer de vivre sans Marthe. Je commençais Ă  connaĂźtre le chĂątiment de l’adultĂšre. J’en voulais Ă  Marthe d’avoir, avant notre amour, consenti Ă  meubler la maison de Jacques Ă  ma guise. Ces meubles me devinrent odieux, que je n’avais pas choisis pour mon plaisir mais afin de dĂ©plaire Ă  Jacques. Je m’en fatiguais, sans excuses. Je regrettais de n’avoir pas laissĂ© Marthe les choisir seule. Sans doute m’eussent-ils d’abord dĂ©plu, mais quel charme, ensuite, de m’y habituer, par amour pour elle. J’étais jaloux que le bĂ©nĂ©fice de cette habitude revĂźnt Ă  Jacques. Marthe me regardait avec de grands yeux naĂŻfs lorsque je lui disais amĂšrement J’espĂšre que, quand nous vivrons ensemble, nous ne garderons pas ces meubles. » Elle respectait tout ce que je disais. Croyant que j’avais oubliĂ© que ces meubles venaient de moi, elle n’osait me le rappeler. Elle se lamentait intĂ©rieurement de ma mauvaise mĂ©moire. Dans les premiers jours de juin, Marthe reçut une lettre de Jacques oĂč enfin il ne l’entretenait pas que de son amour. Il Ă©tait malade. On l’évacuait Ă  l’hĂŽpital de Bourges. Je ne me rĂ©jouissais pas de le savoir malade, mais qu’il eĂ»t quelque chose Ă  dire me soulageait. Passant par J
, le lendemain ou le surlendemain, il suppliait Marthe qu’elle guettĂąt son train sur le quai de la gare. Marthe me montra cette lettre. Elle attendait un ordre. L’amour lui donnait une nature d’esclave. Aussi, en face d’une telle servitude prĂ©ambulaire, avais-je du mal Ă  ordonner ou dĂ©fendre. Selon moi, mon silence voulait dire que je consentais. Pouvais-je l’empĂȘcher d’apercevoir son mari pendant quelques secondes ? Elle garda le mĂȘme silence. Donc, par une espĂšce de convention tacite, je n’allai pas chez elle le lendemain. Le surlendemain matin, un commissionnaire m’apporta chez mes parents un mot qu’il ne devait remettre qu’à moi. Il Ă©tait de Marthe. Elle m’attendait au bord de l’eau. Elle me suppliait de venir, si j’avais encore de l’amour pour elle. Je courus jusqu’au banc sur lequel Marthe m’attendait. Son bonjour, si peu en rapport avec le style de son billet, me glaça. Je crus son cƓur changĂ©. Simplement, Marthe avait pris mon silence de l’avant-veille pour un silence hostile. Elle n’avait pas imaginĂ© la moindre convention tacite. À des heures d’angoisse succĂ©dait le grief de me voir en vie puisque seule la mort eĂ»t dĂ» m’empĂȘcher de venir hier. Ma stupeur ne pouvait se feindre. Je lui expliquai ma rĂ©serve, mon respect pour ses devoirs envers Jacques malade. Elle me crut Ă  demi. J’étais irritĂ©. Je faillis lui dire Pour une fois que je ne mens pas
 » Nous pleurĂąmes. Mais ces confuses parties d’échecs sont interminables, Ă©puisantes, si l’un des deux n’y met bon ordre. En somme l’attitude de Marthe envers Jacques m’était flatteuse. Je l’embrassai, la berçai. Le silence, dis-je, ne nous rĂ©ussit pas. » Nous nous promĂźmes de ne rien nous cĂ©ler de nos pensĂ©es secrĂštes, moi la plaignant un peu de croire que c’est chose possible. À J
, Jacques avait cherchĂ© des yeux Marthe, puis le train passant devant leur maison, il avait vu les volets ouverts. Sa lettre la suppliait de le rassurer. Il lui demandait de venir Ă  Bourges. Il faut que tu partes », dis-je, de façon que cette simple phrase ne sentĂźt pas le reproche. — J’irai, dit-elle, si tu m’accompagnes. C’était pousser trop loin l’inconscience. Mais ce qu’exprimaient d’amour ses paroles, ses actes les plus choquants, me conduisait vite de la colĂšre Ă  la gratitude. Je me cabrai. Je me calmai. Je lui parlai doucement, Ă©mu par sa naĂŻvetĂ©. Je la traitais comme un enfant qui demande la lune. Je lui reprĂ©sentai combien il Ă©tait immoral qu’elle se fĂźt accompagner par moi. Que ma rĂ©ponse ne fĂ»t pas orageuse, comme celle d’un amant outragĂ©, sa portĂ©e s’en accrut. Pour la premiĂšre fois, elle m’entendait prononcer le mot de morale ». Ce mot vint Ă  merveille, car, si peu mĂ©chante, elle devait bien connaĂźtre des crises de doute, comme moi, sur la moralitĂ© de notre amour. Sans ce mot, elle eĂ»t pu me croire amoral, Ă©tant fort bourgeoise, malgrĂ© sa rĂ©volte contre les excellents prĂ©jugĂ©s bourgeois. Mais au contraire puisque, pour la premiĂšre fois, je la mettais en garde, c’était une preuve que jusqu’alors je considĂ©rais que nous n’avions rien fait de mal. Marthe regrettait cette espĂšce de voyage de noces scabreux. Elle comprenait, maintenant, ce qu’il avait d’impossible. — Du moins, dit-elle, permets-moi de ne pas y aller. Ce mot de morale » prononcĂ© Ă  la lĂ©gĂšre m’instituait son directeur de conscience. J’en usai comme ces despotes qui se grisent d’un pouvoir nouveau. La puissance ne se montre que si l’on en use avec injustice. Je rĂ©pondis donc que je ne voyais aucun crime Ă  ce qu’elle n’allĂąt pas Ă  Bourges. Je lui trouvai des motifs qui la persuadĂšrent fatigue du voyage, proche convalescence de Jacques. Ces motifs l’innocentaient, sinon aux yeux de Jacques, du moins vis-Ă -vis de sa belle-famille. À force d’orienter Marthe dans un sens qui me convenait, je la façonnais peu Ă  peu Ă  mon image. C’est de quoi je m’accusais, et de dĂ©truire sciemment notre bonheur. Qu’elle me ressemblĂąt, et que ce fĂ»t mon Ɠuvre, me ravissait et me fĂąchait. J’y voyais une raison de notre entente. J’y discernais aussi la cause de dĂ©sastres futurs. En effet je lui avais peu Ă  peu communiquĂ© mon incertitude, qui le jour des dĂ©cisions l’empĂȘcherait d’en prendre aucune. Je la sentais comme moi les mains molles, espĂ©rant que la mer Ă©pargnerait le chĂąteau de sable, tandis que les autres enfants s’empressent de bĂątir plus loin. Il arrive que cette ressemblance morale dĂ©borde sur le physique. Regard, dĂ©marche plusieurs fois, des Ă©trangers nous prirent pour frĂšre et sƓur. C’est qu’il existe en nous des germes de ressemblance que dĂ©veloppe l’amour. Un geste, une inflexion de voix, tĂŽt ou tard, trahissent les amants les plus prudents. Il faut admettre que si le cƓur a ses raisons que la raison ne connaĂźt pas, c’est que celle-ci est moins raisonnable que notre cƓur. Sans doute, sommes-nous tous des Narcisse, aimant et dĂ©testant leur image, mais Ă  qui toute autre est indiffĂ©rente. C’est cet instinct de ressemblance qui nous mĂšne dans la vie, nous criant halte ! » devant un paysage, une femme, un poĂšme. Nous pouvons en admirer d’autres, sans ressentir ce choc. L’instinct de ressemblance est la seule ligne de conduite qui ne soit pas artificielle. Mais dans la sociĂ©tĂ©, seuls les esprits grossiers sembleront ne point pĂ©cher contre la morale, poursuivant toujours le mĂȘme type. Ainsi certains hommes s’acharnent sur les blondes », ignorant que souvent les ressemblances les plus profondes sont les plus secrĂštes. Marthe depuis quelques jours semblait distraite, sans tristesse. Distraite, avec tristesse, j’aurais pu m’expliquer sa prĂ©occupation par l’approche du quinze juillet, date Ă  laquelle il lui faudrait rejoindre la famille de Jacques, et Jacques en convalescence, sur une plage de la Manche. À son tour, Marthe se taisait, sursautant au bruit de ma voix. Elle supportait l’insupportable visites de famille, avanies, sous-entendus aigres de sa mĂšre, bonhommes de son pĂšre, qui lui supposait un amant, sans y croire. Pourquoi supportait-elle tout ? Était-ce la suite de mes leçons lui reprochant d’attacher trop d’importance aux choses, de s’affecter des moindres ? Elle paraissait plus heureuse, mais d’un bonheur singulier, dont elle ressentait de la gĂȘne, et qui m’était dĂ©sagrĂ©able, puisque je ne le partageais pas. Moi qui trouvais enfantin que Marthe dĂ©couvrĂźt dans mon mutisme une preuve d’indiffĂ©rence, Ă  mon tour je l’accusais de ne plus m’aimer, parce qu’elle se taisait. Marthe n’osait pas m’apprendre qu’elle Ă©tait enceinte. J’eusse voulu paraĂźtre heureux de cette nouvelle. Mais d’abord elle me stupĂ©fia. N’ayant jamais pensĂ© que je pouvais devenir responsable de quoi que ce fĂ»t, je l’étais du pire. J’enrageais aussi de n’ĂȘtre pas assez homme pour trouver la chose simple. Marthe n’avait parlĂ© que contrainte. Elle tremblait que cet instant qui devait nous rapprocher nous sĂ©parĂąt. Je mimai si bien l’allĂ©gresse que ses craintes se dissipĂšrent. Elle gardait les traces profondes de la morale bourgeoise, et cet enfant signifiait pour elle que Dieu rĂ©compensait notre amour, qu’il ne punissait aucun crime. Alors que Marthe trouvait maintenant dans sa grossesse une raison pour que je ne la quittasse jamais, cette grossesse me consterna. À notre Ăąge, il me semblait impossible, injuste, que nous eussions un enfant qui entraverait notre jeunesse. Pour la premiĂšre fois, je me rendais Ă  des craintes d’ordre matĂ©riel nous serions abandonnĂ©s de nos familles. Aimant dĂ©jĂ  cet enfant, c’est par amour que je le repoussais. Je ne me voulais pas responsable de son existence dramatique. J’eusse Ă©tĂ© moi-mĂȘme incapable de la vivre. L’instinct est notre guide ; un guide qui nous conduit Ă  notre perte. Hier, Marthe redoutait que sa grossesse nous Ă©loignĂąt l’un de l’autre. Aujourd’hui, qu’elle ne m’avait jamais tant aimĂ©, elle croyait que mon amour grandissait comme le sien. Moi, hier, repoussant cet enfant, je commençai aujourd’hui Ă  l’aimer et j’îtais de l’amour Ă  Marthe, de mĂȘme qu’au dĂ©but de notre liaison mon cƓur lui donnait ce qu’il retirait aux autres. Maintenant, posant ma bouche sur le ventre de Marthe, ce n’était plus elle que j’embrassais, c’était mon enfant. HĂ©las ! Marthe n’était plus ma maĂźtresse, mais une mĂšre. Je n’agissais plus jamais comme si nous Ă©tions seuls. Il y avait toujours un tĂ©moin prĂšs de nous, Ă  qui nous devions rendre compte de nos actes. Je pardonnais mal ce brusque changement dont je rendais Marthe seule responsable, et pourtant je sentais que je lui aurais moins encore pardonnĂ© si elle m’avait menti. À certaines secondes je croyais que Marthe mentait pour faire durer un peu plus notre amour, mais que son fils n’était pas le mien. Comme un malade qui recherche le calme, je ne savais de quel cĂŽtĂ© me tourner. Je sentais ne plus aimer la mĂȘme Marthe et que mon fils ne serait heureux qu’à la condition de se croire celui de Jacques. Certes ce subterfuge me consternait. Il faudrait renoncer Ă  Marthe. D’autre part, j’avais beau me trouver un homme, le fait actuel Ă©tait trop grave pour que je me rengorgeasse jusqu’à croire possible une aussi folle je pensais une aussi sage existence. Car enfin Jacques reviendrait. AprĂšs cette pĂ©riode extraordinaire il retrouverait, comme tant d’autres soldats trompĂ©s Ă  cause des circonstances exceptionnelles, une Ă©pouse triste, docile, dont rien ne dĂ©cĂšlerait l’inconduite. Mais cet enfant ne pouvait s’expliquer pour son mari que si elle supportait son contact aux vacances. Ma lĂąchetĂ© l’en supplia. De toutes nos scĂšnes, celle-ci ne fut ni la moins Ă©trange ni la moins pĂ©nible. Je m’étonnai du reste de rencontrer si peu de lutte. J’en eus l’explication plus tard. Marthe n’osait m’avouer une victoire de Jacques Ă  sa derniĂšre permission et comptait, feignant de m’obĂ©ir, se refuser au contraire Ă  lui, Ă  Granville, sous prĂ©texte des malaises de son Ă©tat. Tout cet Ă©chafaudage se compliquait de dates dont la fausse coĂŻncidence, lors de l’accouchement, ne laisserait de doutes Ă  personne. Bah ! me disais-je, nous avons du temps devant nous. Les parents de Marthe redouteront le scandale. Ils l’emmĂšneront Ă  la campagne et retarderont la nouvelle. » La date du dĂ©part de Marthe approchait. Je ne pouvais que bĂ©nĂ©ficier de cette absence. Ce serait un essai. J’espĂ©rais me guĂ©rir de Marthe. Si je n’y parvenais pas, si mon amour Ă©tait trop vert pour se dĂ©tacher de lui-mĂȘme, je savais bien que je retrouverais Marthe aussi fidĂšle. Elle partit le douze juillet, Ă  sept heures du matin. Je restai Ă  J
 la nuit prĂ©cĂ©dente. En y allant, je me promettais de ne pas fermer l’Ɠil de la nuit. Je ferais une telle provision de caresses, que je n’aurais plus besoin de Marthe pour le reste de mes jours. Un quart d’heure aprĂšs m’ĂȘtre couchĂ©, je m’endormis. En gĂ©nĂ©ral, la prĂ©sence de Marthe troublait mon sommeil. Pour la premiĂšre fois, Ă  cĂŽtĂ© d’elle, je dormis aussi bien que si j’eusse Ă©tĂ© seul. À mon rĂ©veil, elle Ă©tait dĂ©jĂ  debout. Elle n’avait pas osĂ© me rĂ©veiller. Il ne me restait plus qu’une demi-heure avant le train. J’enrageais d’avoir laissĂ© perdre par le sommeil les derniĂšres heures que nous avions Ă  passer ensemble. Elle pleurait aussi de partir. Pourtant j’eusse voulu employer les derniĂšres minutes Ă  autre chose qu’à boire nos larmes. Marthe me laissait sa clef, me demandant de venir, de penser Ă  nous, et de lui Ă©crire sur sa table. Je m’étais jurĂ© de ne pas l’accompagner jusqu’à Paris. Mais je ne pouvais vaincre mon dĂ©sir de ses lĂšvres et, comme je souhaitais lĂąchement l’aimer moins, je mettais ce dĂ©sir sur le compte du dĂ©part, de cette derniĂšre fois » si fausse, puisque je sentais bien qu’il n’y aurait de derniĂšre fois sans qu’elle le voulĂ»t. À la gare Montparnasse, oĂč elle devait rejoindre ses beaux-parents, je l’embrassai sans retenue. Je cherchais encore mon excuse dans le fait que, sa belle-famille surgissant, il se produirait enfin un drame dĂ©cisif. Revenu Ă  F
, accoutumĂ© Ă  n’y vivre qu’en attendant de me rendre chez Marthe, je tĂąchai de me distraire. Je bĂȘchai le jardin, j’essayai de lire, je jouai Ă  cache-cache avec mes sƓurs, ce qui ne m’était pas arrivĂ© depuis cinq ans. Le soir, pour ne pas Ă©veiller de soupçons, il fallut que j’allasse me promener. D’habitude, jusqu’à la Marne, la route m’était lĂ©gĂšre. Ce soir-lĂ , je me traĂźnai, les cailloux me tordant le pied et prĂ©cipitant mes battements de cƓur. Étendu dans la barque, je souhaitai la mort, pour la premiĂšre fois. Mais aussi incapable de mourir que de vivre, je comptais sur un assassin charitable. Je regrettais qu’on ne pĂ»t mourir d’ennui, ni de peine. Peu Ă  peu ma tĂȘte se vidait, avec un bruit de baignoire. Une derniĂšre succion, plus longue, la tĂȘte est vide. Je m’endormis. Le froid d’une aube de juillet me rĂ©veilla. Je rentrai, transi, chez nous. La maison Ă©tait grande ouverte. Dans l’antichambre mon pĂšre me reçut avec duretĂ©. Ma mĂšre avait Ă©tĂ© un peu malade on avait envoyĂ© la femme de chambre me rĂ©veiller pour que j’allasse chercher le docteur. Mon absence Ă©tait donc officielle. Je supportai la scĂšne en admirant la dĂ©licatesse instinctive du bon juge qui, entre mille actions d’aspect blĂąmable, choisit la seule innocente pour permettre au criminel de se justifier. Je ne me justifiai d’ailleurs pas, c’était trop difficile. Je laissai croire Ă  mon pĂšre que je rentrais de J
 et lorsqu’il m’interdit de sortir aprĂšs le dĂźner, je le remerciai Ă  part moi d’ĂȘtre encore mon complice et de me fournir une excuse pour ne plus traĂźner seul dehors. J’attendais le facteur. C’était ma vie. J’étais incapable du moindre effort pour oublier. Marthe m’avait donnĂ© un coupe-papier, exigeant que je ne m’en servisse que pour ouvrir ses lettres. Pouvais-je m’en servir ? J’avais trop de hĂąte. Je dĂ©chirais les enveloppes. Chaque fois, honteux, je me promettais de garder la lettre un quart d’heure, intacte. J’espĂ©rais, par cette mĂ©thode, pouvoir Ă  la longue reprendre de l’empire sur moi-mĂȘme, garder les lettres fermĂ©es dans ma poche. Je remettais toujours ce rĂ©gime au lendemain. Un jour, impatientĂ© par ma faiblesse, et dans un mouvement de rage, je dĂ©chirai une lettre sans la lire. DĂšs que les morceaux de papier eurent jonchĂ© le jardin, je me prĂ©cipitai, Ă  quatre pattes. La lettre contenait une photographie de Marthe. Moi si superstitieux et qui interprĂ©tais les faits les plus minces dans un sens tragique, j’avais dĂ©chirĂ© ce visage. J’y vis un avertissement du ciel. Mes transes ne se calmĂšrent qu’aprĂšs avoir passĂ© quatre heures Ă  recoller la lettre et le portrait. Jamais je n’avais fourni un tel effort. La crainte qu’il arrivĂąt malheur Ă  Marthe me soutint pendant ce travail absurde qui me brouillait les yeux et les nerfs. Un spĂ©cialiste avait recommandĂ© les bains de mer Ă  Marthe. Tout en m’accusant de mĂ©chancetĂ©, je les lui dĂ©fendis, ne voulant pas que d’autres que moi pussent voir son corps. Du reste, puisque de toute maniĂšre Marthe devait passer un mois Ă  Granville, je me fĂ©licitais de la prĂ©sence de Jacques. Je me rappelais sa photographie en blanc que Marthe m’avait montrĂ©e le jour des meubles. Rien ne me faisait plus peur que les jeunes hommes, sur la plage. D’avance je les jugeais plus beaux, plus forts, plus Ă©lĂ©gants que moi. Son mari la protĂ©gerait contre eux. À certaines minutes de tendresse, comme un ivrogne qui embrasse tout le monde, je rĂȘvassais d’écrire Ă  Jacques, de lui avouer que j’étais l’amant de Marthe, et, m’autorisant de ce titre, de la lui recommander. Parfois j’enviais Marthe, adorĂ©e par Jacques et par moi. Ne devions-nous pas chercher ensemble Ă  faire son bonheur ? Dans ces crises je me sentais amant complaisant. J’eusse voulu connaĂźtre Jacques, lui expliquer les choses, et pourquoi nous ne devions pas ĂȘtre jaloux l’un de l’autre. Puis tout Ă  coup la haine redressait cette pente douce. Dans chaque lettre Marthe me demandait d’aller chez elle. Son insistance me rappelait celle d’une de mes tantes fort dĂ©vote, me reprochant de ne jamais aller sur la tombe de ma grand’mĂšre. Je n’ai pas l’instinct du pĂšlerinage. Ces devoirs ennuyeux localisent la mort, l’amour. Ne peut-on penser Ă  une morte, ou Ă  sa maĂźtresse absente, ailleurs qu’en un cimetiĂšre, ou dans certaine chambre. Je n’essayais pas de l’expliquer Ă  Marthe et lui racontais que je me rendais chez elle ; de mĂȘme, Ă  ma tante, que j’étais allĂ© au cimetiĂšre. Pourtant je devais aller chez Marthe ; mais dans de singuliĂšres circonstances. Je rencontrai un jour sur le rĂ©seau cette jeune fille suĂ©doise Ă  laquelle ses correspondants dĂ©fendaient de voir Marthe. Mon isolement me fit prendre goĂ»t aux enfantillages de cette petite personne. Je lui proposai de venir goĂ»ter Ă  J
, en cachette, le lendemain. Je lui cachai l’absence de Marthe, pour qu’elle ne s’effarouchĂąt pas, et ajoutai mĂȘme combien elle serait heureuse de la revoir. J’affirme que je ne savais au juste ce que je comptais faire. J’agissais comme ces enfants qui, liant connaissance, cherchent Ă  s’étonner entre eux. Je ne rĂ©sistais pas Ă  voir surprise ou colĂšre sur la figure d’ange de SvĂ©a, quand je serais tenu de lui apprendre l’absence de Marthe. Oui, c’était sans doute ce plaisir puĂ©ril d’étonner, parce que je ne trouvais rien Ă  lui dire de surprenant, tandis qu’elle bĂ©nĂ©ficiait d’une sorte d’exotisme et me surprenait Ă  chaque phrase. Rien de plus dĂ©licieux que cette soudaine intimitĂ© entre personnes qui se comprennent mal. Elle portait au cou une petite croix d’or, Ă©maillĂ©e de bleu, qui pendait sur une robe assez laide que je rĂ©inventais Ă  mon goĂ»t. Une vĂ©ritable poupĂ©e vivante. Je sentais croĂźtre mon dĂ©sir de renouveler ce tĂȘte Ă  tĂȘte ailleurs qu’en un wagon. Ce qui gĂątait un peu son air de couventine, c’était l’allure d’une Ă©lĂšve de l’école Pigier, oĂč d’ailleurs elle Ă©tudiait une heure par jour, sans grand profit, le français et la machine Ă  Ă©crire. Elle me montra ses devoirs dactylographiĂ©s. Chaque lettre Ă©tait une faute, corrigĂ©e en marge par le professeur. Elle sortit d’un sac Ă  main affreux, Ă©videmment son Ɠuvre, un Ă©tui Ă  cigarettes ornĂ© d’une couronne comtale. Elle m’offrit une cigarette. Elle ne fumait pas, mais portait toujours cet Ă©tui, parce que ses amies fumaient. Elle me parlait de coutumes suĂ©doises que je feignais de connaĂźtre nuit de la Saint-Jean, confitures de myrtilles. Ensuite elle tira de son sac une photographie de sa sƓur jumelle, envoyĂ©e de SuĂšde la veille Ă  cheval, toute nue, avec sur la tĂȘte un chapeau haut de forme de leur grand-pĂšre. Je devins Ă©carlate. Sa sƓur lui ressemblait tellement que je la soupçonnais de rire de moi, et de montrer sa propre image. Je me mordais les lĂšvres, pour calmer leur envie d’embrasser cette espiĂšgle naĂŻve. Je dus avoir une expression bien bestiale car je la vis peureuse, cherchant des yeux le signal d’alarme. Le lendemain elle arriva chez Marthe Ă  quatre heures. Je lui dis que Marthe Ă©tait Ă  Paris mais rentrerait vite. J’ajoutai Elle m’a dĂ©fendu de vous laisser partir avant son retour. » Je comptais ne lui avouer mon stratagĂšme que trop tard. Heureusement elle Ă©tait gourmande. Ma gourmandise Ă  moi prenait une forme inĂ©dite. Je n’avais aucune faim pour la tarte, la glace Ă  la framboise, mais souhaitais ĂȘtre tarte et glace dont elle approchĂąt sa bouche. Je faisais avec la mienne des grimaces involontaires. Ce n’est pas par vice que je convoitais SvĂ©a, mais par gourmandise. Ses joues m’eussent suffi, Ă  dĂ©faut de ses lĂšvres. Je parlais en prononçant chaque syllabe pour qu’elle comprĂźt bien. ExcitĂ© par cette amusante dĂźnette, je m’énervais, moi toujours silencieux, de ne pouvoir parler vite. J’éprouvais un besoin de bavardage, de confidences enfantines. J’approchais mon oreille de sa bouche. Je buvais ses petites paroles. Je l’avais contrainte Ă  prendre une liqueur. AprĂšs, j’eus pitiĂ© d’elle comme d’un oiseau qu’on grise. J’espĂ©rais que sa griserie servirait mes desseins, car peu m’importait qu’elle me donnĂąt ses lĂšvres de bon cƓur ou non. Je pensai Ă  l’inconvenance de cette scĂšne chez Marthe, mais, me rĂ©pĂ©tai-je, en somme je ne retire rien Ă  notre amour. Je dĂ©sirais SvĂ©a comme un fruit, ce dont une maĂźtresse ne peut ĂȘtre jalouse. Je tenais sa main dans mes mains qui m’apparurent pataudes. J’aurais voulu la dĂ©shabiller, la bercer. Elle s’étendit sur le divan. Je me levai, me penchai Ă  l’endroit oĂč commençaient ses cheveux, duvet encore. Je ne concluais pas de son silence que mes baisers lui fissent plaisir ; mais incapable de s’indigner, elle ne trouvait aucune façon polie de me repousser en français. Je mordillais ses joues, m’attendant Ă  ce qu’un jus sucrĂ© jaillisse, comme des pĂȘches. Enfin j’embrassai sa bouche. Elle subissait mes caresses, patiente victime, fermant cette bouche et les yeux. Son seul geste de refus consistait Ă  remuer faiblement la tĂȘte de droite Ă  gauche, et de gauche Ă  droite. Je ne me mĂ©prenais pas, mais ma bouche y trouvait l’illusion d’une rĂ©ponse. Je restais auprĂšs d’elle comme je n’avais jamais Ă©tĂ© auprĂšs de Marthe. Cette rĂ©sistance qui n’en Ă©tait pas une flattait mon audace et ma paresse. J’étais assez naĂŻf pour croire qu’il en irait de mĂȘme ensuite et que je bĂ©nĂ©ficierais d’un viol facile. Je n’avais jamais dĂ©shabillĂ© de femmes ; j’avais plutĂŽt Ă©tĂ© dĂ©shabillĂ© par elles. Aussi je m’y pris maladroitement, commençant par ĂŽter ses souliers et ses bas. Je baisais ses pieds et ses jambes. Mais quand je voulus dĂ©grafer son corsage, SvĂ©a se dĂ©battit comme un petit diable qui ne veut pas aller se coucher et qu’on dĂ©vĂȘt de force. Elle me rouait de coups de pied. J’attrapais ses pieds au vol, je les emprisonnais, les baisais. Enfin la satiĂ©tĂ© arriva, comme la gourmandise s’arrĂȘte aprĂšs trop de crĂšme et de friandises. Il fallut bien que je lui apprisse ma supercherie, et que Marthe Ă©tait en voyage. Je lui fis promettre, si elle rencontrait Marthe, de ne jamais lui raconter notre entrevue. Je ne lui avouai pas que j’étais son amant, mais le lui laissai entendre. Le plaisir du mystĂšre lui fit rĂ©pondre Ă  demain » quand, rassasiĂ© d’elle, je lui demandai par politesse si nous nous reverrions un jour. Je ne retournai pas chez Marthe. Et peut-ĂȘtre SvĂ©a ne vint-elle pas sonner Ă  la porte close. Je sentais combien blĂąmable pour la morale courante Ă©tait ma conduite. Car sans doute sont-ce les circonstances qui m’avaient fait paraĂźtre SvĂ©a si prĂ©cieuse. Ailleurs que dans la chambre de Marthe, l’eussĂ©-je dĂ©sirĂ©e ? Mais je n’avais pas de remords. Et ce n’est pas en pensant Ă  Marthe que je dĂ©laissai la petite SuĂ©doise, mais parce que j’avais tirĂ© d’elle tout le sucre. Quelques jours aprĂšs, je reçus une lettre de Marthe. Elle en contenait une de son propriĂ©taire, lui disant que sa maison n’était pas une maison de rendez-vous, quel usage je faisais de la clef de son appartement, oĂč j’avais emmenĂ© une femme. J’ai une preuve de ta traĂźtrise, ajoutait Marthe. Elle ne me reverrait jamais. Sans doute souffrirait-elle, mais elle prĂ©fĂ©rait souffrir qu’ĂȘtre dupe. Je savais ces menaces anodines, et qu’il suffirait d’un mensonge, ou mĂȘme au besoin de la vĂ©ritĂ©, pour les anĂ©antir. Mais il me vexait que dans une lettre de rupture, Marthe ne me parlĂąt pas de suicide. Je l’accusai de froideur. Je trouvai sa lettre indigne d’une explication. Car moi, dans une situation analogue, sans penser au suicide, j’aurais cru, par convenance, en devoir menacer Marthe. Trace indĂ©lĂ©bile de l’ñge et du collĂšge je croyais certains mensonges commandĂ©s par le code passionnel. Une besogne neuve, dans mon apprentissage de l’amour, se prĂ©sentait m’innocenter vis-Ă -vis de Marthe, et l’accuser d’avoir moins de confiance en moi qu’en son propriĂ©taire. Je lui expliquai combien habile Ă©tait cette manƓuvre de la coterie Marin. En effet, SvĂ©a Ă©tait venue la voir un jour oĂč j’écrivais chez elle, et si j’avais ouvert c’est parce que, ayant aperçu la jeune fille par la fenĂȘtre, et sachant qu’on l’éloignait de Marthe, je ne voulais pas lui laisser croire que Marthe lui tenait rigueur de cette pĂ©nible sĂ©paration. Sans doute, venait-elle en cachette et au prix de difficultĂ©s sans nombre. Ainsi pouvais-je annoncer Ă  Marthe que le cƓur de SvĂ©a lui demeurait intact. Et je terminais en exprimant le rĂ©confort d’avoir pu parler de Marthe, chez elle, avec sa plus intime compagne. Cette alerte me fĂźt maudire l’amour qui nous force Ă  rendre compte de nos actes, alors que j’eusse tant aimĂ© n’en jamais rendre compte, Ă  moi pas plus qu’aux autres. Il faut pourtant, me disais-je, que l’amour offre de grands avantages puisque tous les hommes remettent leur libertĂ© entre ses mains. Je souhaitais d’ĂȘtre vite assez fort pour me passer d’amour et, ainsi, n’avoir Ă  sacrifier aucun de mes dĂ©sirs. J’ignorais que servitude pour servitude, il vaut encore mieux ĂȘtre asservi par son cƓur que l’esclave de ses sens. Comme l’abeille butine et enrichit la ruche, — de tous ses dĂ©sirs qui le prennent dans la rue, un amoureux enrichit son amour. Il en fait bĂ©nĂ©ficier sa maĂźtresse. Je n’avais pas encore dĂ©couvert cette discipline qui donne aux natures infidĂšles, la fidĂ©litĂ©. Qu’un homme convoite une fille et reporte cette chaleur sur la femme qu’il aime, son dĂ©sir plus vif parce qu’insatisfait laissera croire Ă  cette femme qu’elle n’a jamais Ă©tĂ© mieux aimĂ©e. On la trompe, mais la morale, selon les gens, est sauve. À de tels calculs, commence le libertinage. Qu’on ne condamne donc pas trop vite certains hommes capables de tromper leur maĂźtresse au plus fort de leur amour ; qu’on ne les accuse pas d’ĂȘtre frivoles. Ils rĂ©pugnent Ă  ce subterfuge et ne songent mĂȘme pas Ă  confondre leur bonheur et leurs plaisirs. Marthe attendait que je me disculpasse. Elle me supplia de lui pardonner ses reproches. Je le fis, non sans façons. Elle Ă©crivit au propriĂ©taire, le priant ironiquement d’admettre qu’en son absence j’ouvrisse Ă  une de ses amies. Quand Marthe revint, aux derniers jours d’aoĂ»t, elle n’habita pas J
, mais la maison de ses parents, qui prolongeaient leur villĂ©giature. Ce nouveau dĂ©cor oĂč Marthe avait toujours vĂ©cu me servit d’aphrodisiaque. La fatigue sensuelle, le dĂ©sir secret du sommeil solitaire, disparurent. Je ne passai aucune nuit chez mes parents. Je flambais, je me hĂątais, comme les gens qui doivent mourir jeunes et qui mettent les bouchĂ©es doubles. Je voulais profiter de Marthe avant que l’abĂźmĂąt sa maternitĂ©. Cette chambre de jeune fille, oĂč elle avait refusĂ© la prĂ©sence de Jacques, Ă©tait notre chambre. Au-dessus de son lit Ă©troit, j’aimais que mes yeux la rencontrassent en premiĂšre communiante. Je l’obligeais Ă  regarder fixement une autre image d’elle, bĂ©bĂ©, pour que notre enfant lui ressemblĂąt. Je rĂŽdais, ravi, dans cette maison qui l’avait vue naĂźtre et s’épanouir. Dans une chambre de dĂ©barras, je touchais son berceau, dont je voulais qu’il servĂźt encore, et je lui faisais sortir ses brassiĂšres, ses petites culottes, reliques des Grangier. Je ne regrettais pas l’appartement de J
, oĂč les meubles n’avaient pas le charme du plus laid mobilier des familles. Ils ne pouvaient rien m’apprendre. Au contraire, ici, me parlaient de Marthe tous ces meubles auxquels, petite, elle avait dĂ» se cogner la tĂȘte. Et puis nous vivions seuls, sans conseiller municipal, sans propriĂ©taire. Nous ne nous gĂȘnions pas plus que des sauvages, nous promenant presque nus dans le jardin, vĂ©ritable Ăźle dĂ©serte. Nous nous couchions sur la pelouse, nous goĂ»tions sous une tonnelle d’aristoloche, de chĂšvrefeuille, de vigne vierge. Bouche Ă  bouche, nous nous disputions les prunes que je ramassais, toutes blessĂ©es, tiĂšdes de soleil. Mon pĂšre n’avait jamais pu obtenir que je m’occupasse de mon jardin, comme mes frĂšres, mais je soignais celui de Marthe. Je ratissais, j’arrachais les mauvaises herbes. Au soir d’une journĂ©e chaude, je ressentais le mĂȘme orgueil d’homme, si enivrant, Ă  Ă©tancher la soif de la terre, des fleurs suppliantes, qu’à satisfaire le dĂ©sir d’une femme. J’avais toujours trouvĂ© la bontĂ© un peu niaise je comprenais toute sa force. Les fleurs s’épanouissant grĂące Ă  mes soins, les poules dormant Ă  l’ombre aprĂšs que je leur avais jetĂ© des graines que de bontĂ© ? – Que d’égoĂŻsme ! Des fleurs mortes, des poules maigres eussent mis de la tristesse dans notre Ăźle d’amour. Eau et graines venant de moi s’adressaient plus Ă  moi qu’aux fleurs et qu’aux poules. Dans ce renouveau du cƓur, j’oubliais ou je mĂ©prisais mes rĂ©centes dĂ©couvertes. Je prenais le libertinage provoquĂ© par le contact avec cette maison de famille, pour la fin du libertinage. Aussi, cette derniĂšre semaine d’aoĂ»t et ce mois de septembre furent-ils ma seule Ă©poque de vrai bonheur. Je ne trichais, ni ne me blessais, ni ne blessais Marthe. Je ne voyais plus d’obstacles. J’envisageais Ă  seize ans un genre de vie qu’on souhaite Ă  l’ñge mĂ»r. Nous vivrions, Ă  la campagne ; nous y resterions Ă©ternellement jeunes. Étendu contre elle sur la pelouse, caressant sa figure avec un brin d’herbe, j’expliquais lentement, posĂ©ment, Ă  Marthe, quelle serait notre vie. Marthe, depuis son retour, cherchait un appartement pour nous Ă  Paris. Ses yeux se mouillĂšrent, quand je lui dĂ©clarai que je dĂ©sirais vivre Ă  la campagne Je n’aurais jamais osĂ© te l’offrir, me dit-elle. Je croyais que tu t’ennuierais, seul avec moi, que tu avais besoin de la ville. » Comme tu me connais mal », rĂ©pondais-je. J’aurais voulu habiter prĂšs de Mandres, oĂč nous Ă©tions allĂ©s nous promener un jour, et oĂč on cultive les roses. Depuis, quand par hasard, ayant dĂźnĂ© Ă  Paris avec Marthe, nous reprenions le dernier train, j’avais respirĂ© ces roses. Dans la cour de la gare, les manƓuvres dĂ©chargent d’immenses caisses qui embaument. J’avais, toute mon enfance, entendu parler de ce mystĂ©rieux train des roses qui passe Ă  une heure oĂč les enfants dorment. Marthe disait Les roses n’ont qu’une saison. AprĂšs, ne crains-tu pas de trouver Mandres laide ? N’est-il pas sage de choisir un lieu moins beau, mais d’un charme plus Ă©gal ? » Je me reconnaissais bien lĂ . L’envie de jouir pendant deux mois des roses me faisait oublier les dix autres mois, et le fait de choisir Mandres m’apportait encore une preuve de la nature Ă©phĂ©mĂšre de notre amour. Souvent ne dĂźnant pas Ă  F
 sous prĂ©texte de promenades ou d’invitations, je restais avec Marthe. Un aprĂšs-midi je trouvai auprĂšs d’elle un jeune homme en uniforme d’aviateur. C’était son cousin. Marthe, que je ne tutoyais pas, se leva et vint m’embrasser dans le cou. Son cousin sourit de ma gĂȘne. Devant Paul, rien Ă  craindre, mon chĂ©ri, dit-elle. Je lui ai tout racontĂ©. » J’étais gĂȘnĂ© mais enchantĂ© que Marthe eĂ»t avouĂ© Ă  son cousin qu’elle m’aimait. Ce garçon, charmant et superficiel, et qui ne songeait qu’à ce que son uniforme ne fĂ»t pas rĂ©glementaire, parut ravi de cet amour. Il y voyait une bonne farce faite Ă  Jacques qu’il mĂ©prisait pour n’ĂȘtre ni aviateur, ni habituĂ© des bars. Paul Ă©voquait toutes les parties d’enfance dont ce jardin avait Ă©tĂ© le théùtre. Je questionnais, avide de cette conversation qui me montrait Marthe sous un jour inattendu. En mĂȘme temps je ressentais de la tristesse. Car j’étais trop prĂšs de l’enfance pour en oublier les jeux inconnus des parents ; soit que les grandes personnes ne gardent aucune mĂ©moire de ces jeux, soit qu’elles les envisagent comme un mal inĂ©vitable. J’étais jaloux du passĂ© de Marthe. Comme nous racontions Ă  Paul, en riant, la haine du propriĂ©taire, et le raout des Marin, il nous proposa, mis en verve, sa garçonniĂšre de Paris. Je remarquai que Marthe n’osa pas lui avouer que nous avions projet de vivre ensemble. On sentait qu’il encourageait notre amour, en tant que divertissement, mais qu’il hurlerait avec les loups le jour d’un scandale. Marthe se levait de table et servait. Les domestiques avaient suivi Mme Grangier Ă  la campagne, car, toujours par prudence, Marthe prĂ©tendait n’aimer vivre que comme Robinson. Ses parents, croyant leur fille romanesque et que les romanesques sont pareils aux fous qu’il ne faut pas contredire, la laissaient seule. Nous restĂąmes longtemps Ă  table. Paul montait les meilleures bouteilles. Nous Ă©tions gais, d’une gaĂźtĂ© que nous regretterions sans doute, car Paul agissait en confident d’un adultĂšre quelconque. Il raillait Jacques. En me taisant, je risquai de lui faire sentir son manque de tact ; je prĂ©fĂ©rai me joindre au jeu plutĂŽt qu’humilier ce cousin facile. Lorsque nous regardĂąmes l’heure, le dernier train pour Paris Ă©tait passĂ©. Marthe proposa un lit. Paul accepta. Je regardai Marthe d’un tel Ɠil, qu’elle ajouta Bien entendu, mon chĂ©ri, tu restes. » J’eus l’illusion d’ĂȘtre chez moi, Ă©poux de Marthe, et de recevoir un cousin de ma femme, lorsque, sur le seuil de notre chambre, Paul nous dit bonsoir, embrassant sa cousine sur les joues le plus naturellement du monde. À la fin de septembre, je sentis bien que quitter cette maison c’était quitter le bonheur. Encore quelques mois de grĂące, et il nous faudrait choisir, vivre dans le mensonge ou dans la vĂ©ritĂ©, pas plus Ă  l’aise ici que lĂ . Comme il importait que Marthe ne fĂ»t pas abandonnĂ©e de ses parents, avant la naissance de notre enfant, j’osai enfin m’enquĂ©rir si elle avait prĂ©venu Mme Grangier de sa grossesse. Elle me dit que oui, et qu’elle avait prĂ©venu Jacques. J’eus donc une occasion de constater qu’elle me mentait parfois, car au mois de mai, aprĂšs le sĂ©jour de Jacques, elle m’avait jurĂ© qu’il ne l’avait pas approchĂ©e. La nuit descendait de plus en plus tĂŽt ; et la fraĂźcheur des soirs empĂȘchait nos promenades. Il nous Ă©tait difficile de nous voir Ă  J
 Pour qu’un scandale n’éclatĂąt pas, il nous fallait prendre des prĂ©cautions de voleurs, guetter dans la rue l’absence des Marin et du propriĂ©taire. La tristesse de ce mois d’octobre, de ces soirĂ©es fraĂźches, mais pas assez froides pour permettre du feu, nous conseillait le lit dĂšs cinq heures. Chez mes parents, se coucher le jour signifiait ĂȘtre malade, ce lit de cinq heures me charmait. Je n’imaginais pas que d’autres y fussent. J’étais seul avec Marthe, couchĂ©, arrĂȘtĂ©, au milieu d’un monde actif. Marthe nue, j’osais Ă  peine la regarder. Suis-je donc monstrueux ? Je ressentais des remords du plus noble emploi de l’homme. D’avoir abĂźmĂ© la grĂące de Marthe, de voir son ventre saillir, je me considĂ©rais comme un vandale. Au dĂ©but de notre amour, quand je la mordais, ne me disait-elle pas Marque-moi ? » Ne l’avais-je pas marquĂ©e de la pire façon ? Maintenant Marthe ne m’était pas seulement la plus aimĂ©e, ce qui ne veut pas dire la mieux aimĂ©e des maĂźtresses, mais elle me tenait lieu de tout. Je ne pensais mĂȘme pas Ă  mes amis ; je les redoutais, au contraire, sachant qu’ils croient nous rendre service en nous dĂ©tournant de notre route. Heureusement, ils jugent nos maĂźtresses insupportables et indignes de nous. C’est notre seule sauvegarde. Lorsqu’il n’en va plus ainsi, elles risquent de devenir les leurs. Mon pĂšre commençait Ă  s’effrayer. Mais ayant toujours pris ma dĂ©fense contre sa sƓur et ma mĂšre, il ne voulait pas avoir l’air de se rĂ©tracter, et c’est sans rien leur en dire qu’il se ralliait Ă  elles. Avec moi, il se dĂ©clarait prĂȘt Ă  tout pour me sĂ©parer de Marthe. Il prĂ©viendrait ses parents, son mari
 Le lendemain, il me laissait libre. Je devinais ses faiblesses. J’en profitais. J’osais rĂ©pondre. Je l’accablais dans le mĂȘme sens que ma mĂšre et ma tante, lui reprochant de mettre trop tard en Ɠuvre son autoritĂ©. N’avait-il pas voulu que je connusse Marthe ? Il s’accablait Ă  son tour. Une atmosphĂšre tragique circulait dans la maison. Quel exemple pour mes deux frĂšres ! Mon pĂšre prĂ©voyait dĂ©jĂ  ne rien pouvoir leur rĂ©pondre un jour, lorsqu’ils justifieraient leur indiscipline par la mienne. Jusqu’alors, il croyait Ă  une amourette, mais, de nouveau, ma mĂšre surprit une correspondance. Elle lui porta triomphalement ces piĂšces de son procĂšs. Marthe parlait de notre avenir et de notre enfant ! Ma mĂšre me considĂ©rait trop encore comme un bĂ©bĂ©, pour me devoir raisonnablement un petit-fils ou une petite-fille. Il lui apparaissait impossible d’ĂȘtre grand’mĂšre Ă  son Ăąge. Au fond, c’était pour elle la meilleure preuve que cet enfant n’était pas le mien. L’honnĂȘtetĂ© peut rejoindre les sentiments les plus vils. Ma mĂšre, avec sa profonde honnĂȘtetĂ©, ne pouvait admettre qu’une femme trompĂąt son mari. Cet acte lui reprĂ©sentait un tel dĂ©vergondage qu’il ne pouvait s’agir d’amour. Que je fusse l’amant de Marthe signifiait pour ma mĂšre qu’elle en avait d’autres. Mon pĂšre savait combien faux peut ĂȘtre un tel raisonnement, mais l’utilisait pour jeter un trouble dans mon Ăąme, et diminuer Marthe. Il me laissa entendre que j’étais le seul Ă  ne pas savoir ». Je rĂ©pliquai qu’on la calomniait de la sorte Ă  cause de son amour pour moi. Mon pĂšre, qui ne voulait pas que je bĂ©nĂ©ficiasse de ces bruits, me certifia qu’ils prĂ©cĂ©daient notre liaison, et mĂȘme son mariage. AprĂšs avoir conservĂ© Ă  notre maison une façade digne, il perdait toute retenue, et, quand je n’étais pas rentrĂ© depuis plusieurs jours, envoyait la femme de chambre chez Marthe, avec un mot Ă  mon adresse, m’ordonnant de rentrer d’urgence ; sinon il dĂ©clarerait ma fuite Ă  la prĂ©fecture de police et poursuivrait Mme L. pour dĂ©tournement de mineur. Marthe sauvegardait les apparences, prenait un air surpris, disait Ă  la femme de chambre qu’elle me remettrait l’enveloppe Ă  ma premiĂšre visite. Je rentrais un peu plus tard, maudissant mon Ăąge. Il m’empĂȘchait de m’appartenir. Mon pĂšre n’ouvrait pas la bouche, ni ma mĂšre. Je fouillais le Code sans trouver les articles de loi concernant les mineurs. Avec une remarquable inconscience, je ne croyais pas que ma conduite me pĂ»t mener en maison de correction. Enfin, aprĂšs avoir Ă©puisĂ© vainement le Code, j’en revins au Grand Larousse, oĂč je relus dix fois l’article mineur », sans dĂ©couvrir rien qui nous concernĂąt. Le lendemain, mon pĂšre me laissait libre encore. Pour ceux qui rechercheraient les mobiles de son Ă©trange conduite, je les rĂ©sume en trois lignes il me laissait agir Ă  ma guise. Puis il en avait honte. Il menaçait, plus furieux contre lui que contre moi. Ensuite, la honte de s’ĂȘtre mis en colĂšre le poussait Ă  lĂącher les brides. Mme Grangier, elle, avait Ă©tĂ© mise en Ă©veil, Ă  son retour de la campagne, par les insidieuses questions des voisins. Feignant de croire que j’étais un frĂšre de Jacques, ils lui apprenaient notre vie commune. Comme, d’autre part, Marthe ne pouvait se retenir de prononcer mon nom Ă  propos de rien, de rapporter quelque chose que j’avais fait ou dit, sa mĂšre ne resta pas longtemps dans le doute sur la personnalitĂ© du frĂšre de Jacques. Elle pardonnait encore, certaine que l’enfant, qu’elle croyait de Jacques, mettrait un terme Ă  l’aventure. Elle ne raconta rien Ă  M. Grangier, par crainte d’un Ă©clat. Mais elle mettait cette discrĂ©tion sur le compte d’une grandeur d’ñme dont il importait d’avertir Marthe pour qu’elle lui en sĂ»t grĂ©. Afin de prouver Ă  sa fille qu’elle savait tout, elle la harcelait sans cesse, parlait par sous-entendus, et si maladroitement que M. Grangier, seul avec sa femme, la priait de mĂ©nager leur pauvre petite, innocente, Ă  qui ces continuelles suppositions finiraient par tourner la tĂȘte. À quoi Mme Grangier rĂ©pondait quelquefois par un simple sourire, de façon Ă  lui laisser entendre que leur fille avait avouĂ©. Cette attitude, et son attitude prĂ©cĂ©dente, lors du premier sĂ©jour de Jacques, m’incitent Ă  croire que Mme Grangier, eĂ»t-elle dĂ©sapprouvĂ© complĂštement sa fille, pour l’unique satisfaction de donner tort Ă  son mari et Ă  son gendre, lui aurait, devant eux, donnĂ© raison. Au fond, Mme Grangier admirait Marthe de tromper son mari, ce qu’elle-mĂȘme n’avait jamais osĂ© faire, soit par scrupules, soit par manque d’occasion. Sa fille la vengeait d’avoir Ă©tĂ©, croyait-elle, incomprise. Niaisement idĂ©aliste, elle se bornait Ă  lui en vouloir d’aimer un garçon aussi jeune que moi, et moins apte que n’importe qui Ă  comprendre la dĂ©licatesse fĂ©minine ». Les Lacombe, que Marthe visitait de moins en moins, ne pouvaient, habitant Paris, rien soupçonner. Simplement, Marthe, leur apparaissant toujours plus bizarre, leur dĂ©plaisait de plus en plus. Ils Ă©taient inquiets de l’avenir. Ils se demandaient ce que serait ce mĂ©nage dans quelques annĂ©es. Toutes les mĂšres, par principe, ne souhaitent rien tant pour leurs fils que le mariage, mais dĂ©sapprouvent la femme qu’ils choisissent. La mĂšre de Jacques le plaignait donc d’avoir une telle femme. Quant Ă  Mlle Lacombe, la principale raison de ses mĂ©disances venait de ce que Marthe dĂ©tenait, seule, le secret d’une idylle poussĂ©e assez loin, l’étĂ© oĂč elle avait connu Jacques au bord de la mer. Cette sƓur prĂ©disait le plus sombre avenir au mĂ©nage, disant que Marthe tromperait Jacques si par hasard ce n’était dĂ©jĂ  chose faite. L’acharnement de son Ă©pouse et de sa fille forçait parfois Ă  sortir de table M. Lacombe, brave homme qui aimait Marthe. Alors, mĂšre et fille Ă©changeaient un regard significatif. Celui de Mme Lacombe exprimait Tu vois, ma petite, comment ces sortes de femmes savent ensorceler nos hommes. » Celui de Mlle Lacombe C’est parce que je ne suis pas une Marthe que je ne trouve pas Ă  me marier. » En rĂ©alitĂ©, la malheureuse, sous prĂ©texte qu’autre temps autres mƓurs » et que le mariage ne se concluait plus Ă  l’ancienne mode, faisait fuir les maris en ne se montrant pas assez rebelle. Ses espoirs de mariage duraient ce que dure une saison balnĂ©aire. Les jeunes gens promettaient de venir, sitĂŽt Ă  Paris, demander la main de Mlle Lacombe. Ils ne donnaient plus signe de vie. Le principal grief de Mlle Lacombe, qui allait coiffer Sainte-Catherine, Ă©tait peut-ĂȘtre que Marthe eĂ»t trouvĂ© si facilement un mari. Elle se consolait en se disant que seul un nigaud comme son frĂšre avait pu se laisser prendre. Pourtant, quels que fussent les soupçons des familles, personne ne pensait que l’enfant de Marthe pĂ»t avoir un autre pĂšre que Jacques. J’en Ă©tais assez vexĂ©. Il fut mĂȘme des jours oĂč j’accusais Marthe d’ĂȘtre lĂąche, pour n’avoir pas encore dit la vĂ©ritĂ©. Enclin Ă  voir partout une faiblesse qui n’était qu’à moi, je pensais, puisque Mme Grangier glissait sur le commencement du drame, qu’elle fermerait les yeux jusqu’au bout. L’orage approchait. Mon pĂšre menaçait d’envoyer certaines lettres Ă  Mme Grangier. Je souhaitais qu’il exĂ©cutĂąt ses menaces. Puis je rĂ©flĂ©chissais. Mme Grangier cacherait les lettres Ă  son mari. Du reste, l’un et l’autre avaient intĂ©rĂȘt Ă  ce qu’un orage n’éclatĂąt point. Et j’étouffais. J’appelais cet orage. Ces lettres, c’est Ă  Jacques, directement, qu’il fallait que mon pĂšre les communiquĂąt. Le jour de colĂšre oĂč il me dit que c’était chose faite, je lui eusse sautĂ© au cou. Enfin ! Enfin ! il me rendait le service d’apprendre Ă  Jacques ce qui importait qu’il sĂ»t. Je plaignais mon pĂšre de croire mon amour si faible. Et puis, ces lettres mettraient un terme Ă  celles oĂč Jacques s’attendrissait sur notre enfant. Ma fiĂšvre m’empĂȘchait de comprendre ce que cet acte avait de fou, d’impossible. Je commençai seulement Ă  voir juste lorsque mon pĂšre, plus calme, le lendemain, me rassura, croyait-il, m’avouant son mensonge. Il l’estimait inhumain. Certes. Mais oĂč se trouvent l’humain et l’inhumain ? J’épuisais ma force nerveuse en lĂąchetĂ©, en audace, Ă©reintĂ© par les mille contradictions de mon Ăąge aux prises avec une aventure d’homme. L’amour anesthĂ©siait en moi tout ce qui n’était pas Marthe. Je ne pensais pas que mon pĂšre pĂ»t souffrir. Je jugeais de tout si faussement et si petitement que je finissais par croire la guerre dĂ©clarĂ©e entre lui et moi. Aussi, n’était-ce plus seulement par amour pour Marthe que je piĂ©tinais mes devoirs filiaux, mais parfois, oserai-je l’avouer, par esprit de reprĂ©sailles ! Je n’accordais plus beaucoup d’attention aux lettres que mon pĂšre faisait porter chez Marthe. C’est elle qui me suppliait de rentrer plus souvent Ă  la maison, de me montrer raisonnable. Alors, je m’écriais Vas-tu, toi aussi, prendre parti contre moi ? » Je serrais les dents, tapais du pied. Que je me misse dans un Ă©tat pareil, Ă  la pensĂ©e que j’allais ĂȘtre Ă©loignĂ© d’elle pour quelques heures, Marthe y voyait le signe de la passion. Cette certitude d’ĂȘtre aimĂ©e lui donnait une fermetĂ© que je ne lui avais jamais vue. SĂ»re que je penserai Ă  elle, elle insistait pour que je rentrasse. Je m’aperçus vite d’oĂč venait son courage. Je commençai Ă  changer de tactique. Je feignais de me rendre Ă  ses raisons. Alors, tout Ă  coup, elle avait une autre figure. À me voir si sage ou si lĂ©ger la peur la prenait que je ne l’aimasse moins. À son tour elle me suppliait de rester, tant elle avait besoin d’ĂȘtre rassurĂ©e. Pourtant, une fois, rien ne rĂ©ussit. Depuis dĂ©jĂ  trois jours je n’avais mis les pieds chez mes parents, et j’affirmai Ă  Marthe mon intention de passer encore une nuit avec elle. Elle essaya tout pour me dĂ©tourner de cette dĂ©cision caresses, menaces. Elle sut mĂȘme feindre Ă  son tour. Elle finit par dĂ©clarer que, si je ne rentrais pas chez mes parents elle coucherait chez les siens. Je rĂ©pondis que mon pĂšre ne lui tiendrait aucun compte de ce beau geste. – Eh bien ! elle n’irait pas chez sa mĂšre. Elle irait au bord de la Marne. Elle prendrait froid, puis mourrait ; elle serait enfin dĂ©livrĂ©e de moi Aie au moins pitiĂ© de notre enfant, disait Marthe. Ne compromets pas son existence Ă  plaisir. » Elle m’accusait de m’amuser de son amour, d’en vouloir connaĂźtre les limites. En face d’une telle insistance, je lui rĂ©pĂ©tais les propos de mon pĂšre elle me trompait avec n’importe qui ; je ne serais pas dupe. Une seule raison, lui dis-je, t’empĂȘche de cĂ©der. Tu reçois ce soir un de tes amants. » Que rĂ©pondre Ă  d’aussi folles injustices ? Elle se dĂ©tourna. Je lui reprochai de ne point bondir sous l’outrage. Enfin, je travaillais si bien qu’elle consentit Ă  passer la nuit avec moi. À condition que ce ne fĂ»t pas chez elle. Elle ne voulait pour rien au monde que ses propriĂ©taires pussent dire le lendemain au messager de mes parents qu’elle Ă©tait lĂ . OĂč dormir ? Nous Ă©tions des enfants debout sur une chaise, fiers de dĂ©passer d’une tĂȘte les grandes personnes. Les circonstances nous hissaient, mais nous restions incapables. Et si, du fait mĂȘme de notre inexpĂ©rience, certaines choses compliquĂ©es nous paraissaient toutes simples, des choses trĂšs simples, par contre, devenaient des obstacles. Nous n’avions jamais osĂ© nous servir de la garçonniĂšre de Paul. Je ne pensais pas qu’il fĂ»t possible d’expliquer Ă  la concierge, en lui glissant une piĂšce, que nous viendrions quelquefois. Il nous fallait donc coucher Ă  l’hĂŽtel. Je n’y Ă©tais jamais allĂ©. Je tremblais Ă  la perspective d’en franchir le seuil. L’enfance cherche des prĂ©textes. Toujours appelĂ©e Ă  se justifier devant les parents, il est fatal qu’elle mente. Vis-Ă -vis mĂȘme d’un garçon d’hĂŽtel borgne, je pensais devoir me justifier. C’est pourquoi, prĂ©textant qu’il nous faudrait du linge et quelques objets de toilette, je forçais Marthe Ă  faire une valise. Nous demanderions deux chambres. On nous croirait frĂšre et sƓur. Jamais je n’oserais demander une seule chambre, mon Ăąge l’ñge oĂč l’on se fait expulser des casinos m’exposant Ă  des mortifications. Le voyage, Ă  onze heures du soir, fut interminable. Il y avait deux personnes dans notre wagon une femme reconduisait son mari, capitaine, Ă  la gare de l’Est. Le wagon n’était ni chauffĂ©, ni Ă©clairĂ©. Marthe appuyait sa tĂȘte contre la vitre humide. Elle subissait le caprice d’un jeune garçon cruel. J’étais assez honteux, et je souffrais, pensant combien Jacques, toujours si tendre avec elle, mĂ©ritait mieux que moi d’ĂȘtre aimĂ©. Je ne pus m’empĂȘcher de me justifier, Ă  voix basse. Elle secoua la tĂȘte J’aime mieux, murmura-t-elle, ĂȘtre malheureuse avec toi qu’heureuse avec lui. » VoilĂ  de ces mots d’amour qui ne veulent rien dire, et que l’on a honte de rapporter, mais qui, prononcĂ©s par la bouche aimĂ©e, vous enivrent. Je crus mĂȘme comprendre la phrase de Marthe. Pourtant que signifiait-elle au juste ? Peut-on ĂȘtre heureux avec quelqu’un qu’on n’aime pas ? Et je me demandais, je me demande encore, si l’amour vous donne le droit d’arracher une femme Ă  une destinĂ©e peut-ĂȘtre mĂ©diocre, mais pleine de quiĂ©tude. J’aime mieux ĂȘtre malheureuse avec toi
 », ce mot contenait-il un reproche inconscient ? Sans doute, Marthe, parce qu’elle m’aimait, connut-elle avec moi des heures dont, avec Jacques, elle n’avait pas idĂ©e, mais ces moments heureux me donnaient-ils le droit d’ĂȘtre cruel ? Nous descendĂźmes Ă  la Bastille. Le froid, que je supporte parce que je l’imagine la chose la plus propre du monde, Ă©tait, dans ce hall de gare, plus sale que la chaleur dans un port de mer, et sans la gaĂźtĂ© qui compense. Marthe se plaignait de crampes. Elle s’accrochait Ă  mon bras. Couple lamentable, oubliant sa beautĂ©, sa jeunesse, honteux de soi comme un couple de mendiants ! Je croyais la grossesse de Marthe ridicule, et je marchais les yeux baissĂ©s. J’étais bien loin de l’orgueil paternel. Nous errions sous la pluie glaciale, entre la Bastille et la gare de Lyon. À chaque hĂŽtel, pour ne pas entrer, j’inventais une mauvaise excuse. Je disais Ă  Marthe que je cherchais un hĂŽtel convenable, un hĂŽtel de voyageurs, rien que de voyageurs. Place de la gare de Lyon, il devint difficile de me dĂ©rober. Marthe m’enjoignit d’interrompre ce supplice. Tandis qu’elle attendait dehors, j’entrai dans un vestibule, espĂ©rant je ne sais trop quoi. Le garçon me demanda si je dĂ©sirais une chambre. Il Ă©tait facile de rĂ©pondre oui. Ce fut trop facile, et, cherchant une excuse comme un rat d’hĂŽtel pris sur le fait, je lui demandais Mme Lacombe. Je la lui demandais, rougissant, et craignant qu’il me rĂ©pondĂźt Vous moquez-vous, jeune homme ? Elle est dans la rue. » Il consulta des registres. Je devais me tromper d’adresse. Je sortis, expliquant Ă  Marthe qu’il n’y avait plus de place et que nous n’en trouverions pas dans le quartier. Je respirai. Je me hĂątai comme un voleur qui s’échappe. Tout Ă  l’heure, mon idĂ©e fixe de fuir ces hĂŽtels oĂč je menais Marthe de force m’empĂȘchait de penser Ă  elle. Maintenant je la regardais, la pauvre petite. Je retins mes larmes et quand elle me demanda oĂč nous chercherions un lit, je la suppliais de ne pas en vouloir Ă  un malade, et de retourner sagement elle Ă  J
 moi chez mes parents. Malade ! sagement ! elle fit un sourire machinal en entendant ces mots dĂ©placĂ©s. Ma honte dramatisa le retour. Quand, aprĂšs les cruautĂ©s de ce genre, Marthe avait le malheur de me dire Tout de mĂȘme, comme tu as Ă©tĂ© mĂ©chant », je m’emportais, la trouvais sans gĂ©nĂ©rositĂ©. Si, au contraire, elle se taisait, avait l’air d’oublier, la peur me prenait qu’elle agĂźt ainsi, parce qu’elle me considĂ©rait comme un malade, un dĂ©ment. Alors, je n’avais de cesse que je ne lui eusse fait dire qu’elle n’oubliait point, et que si elle me pardonnait, il ne fallait pas cependant que je profitasse de sa clĂ©mence ; qu’un jour, lasse de mes mauvais traitements, sa fatigue l’emporterait sur son amour, et qu’elle me laisserait seul. Quand je la forçais Ă  me parler avec cette Ă©nergie, et bien que je ne crusse pas Ă  ses menaces, j’éprouvais une douleur dĂ©licieuse, comparable, en plus fort, Ă  l’émoi que me donnent les montagnes russes. Alors je me prĂ©cipitais sur Marthe, l’embrassais plus passionnĂ©ment que jamais. — RĂ©pĂšte-moi que tu me quitteras, lui disais-je, haletant, et la serrant dans mes bras, jusqu’à la casser. Soumise, comme ne peut mĂȘme pas l’ĂȘtre une esclave, mais seul un mĂ©dium, elle rĂ©pĂ©tait, pour me plaire, des phrases auxquelles elle ne comprenait rien. Cette nuit des hĂŽtels fut dĂ©cisive, ce dont je me rendis mal compte aprĂšs tant d’autres extravagances. Mais si je croyais que toute une vie peut boiter de la sorte, Marthe, elle, dans le coin du wagon de retour, Ă©puisĂ©e, atterrĂ©e, claquant des dents, comprit tout. Peut-ĂȘtre mĂȘme, vit-elle qu’au bout de cette course d’une annĂ©e, dans une voiture, follement conduite, il ne pouvait y avoir d’autre issue que la mort. Le lendemain, je trouvais Marthe au lit, comme d’habitude. Je voulus l’y rejoindre ; elle me repoussa, tendrement. Je ne me sens pas bien, disait-elle, va-t’en, ne reste pas prĂšs de moi. Tu prendrais mon rhume. » Elle toussait, avait la fiĂšvre. Elle me dit, en souriant, pour n’avoir pas l’air de formuler un reproche, que c’était la veille qu’elle avait dĂ» prendre froid. MalgrĂ© son affolement, elle m’empĂȘcha d’aller chercher le docteur. Ce n’est rien, disait-elle. Je n’ai besoin que de rester au chaud. » En rĂ©alitĂ©, elle ne voulait pas, en m’envoyant, moi, chez le docteur, se compromettre aux yeux de ce vieil ami de sa famille. J’avais un tel besoin d’ĂȘtre rassurĂ© que le refus de Marthe m’îta mes inquiĂ©tudes. Elles ressuscitĂšrent, et plus fortes que tout Ă  l’heure, quand, lorsque je partis pour dĂźner chez mes parents, Marthe me demanda si je pouvais faire un dĂ©tour, et dĂ©poser une lettre chez le docteur. Le lendemain, en arrivant Ă  la maison de Marthe, je croisai celui-ci dans l’escalier. Je n’osai pas l’interroger, et le regardai anxieusement. Son air calme me fit du bien ce n’était qu’une attitude professionnelle. J’entrai chez Marthe. OĂč Ă©tait-elle ? La chambre Ă©tait vide. Marthe pleurait, la tĂȘte cachĂ©e sous les couvertures. Le mĂ©decin la condamnait Ă  garder la chambre, jusqu’à la dĂ©livrance. De plus, son Ă©tat exigeait des soins ; il fallait qu’elle demeurĂąt chez ses parents. On nous sĂ©parait. Le malheur ne s’admet point. Seul le bonheur semble dĂ». En admettant cette sĂ©paration sans rĂ©volte, je ne montrais pas de courage. Simplement, je ne comprenais point. J’écoutais, stupide, l’arrĂȘt du mĂ©decin, comme un condamnĂ© la sentence. S’il ne pĂąlit point Quel courage ! » dit-on. Pas du tout c’est plutĂŽt manque d’imagination. Lorsqu’on le rĂ©veille pour l’exĂ©cution, alors, il entend la sentence. De mĂȘme je ne compris que nous n’allions plus nous voir, que lorsqu’on vint annoncer Ă  Marthe la voiture envoyĂ©e par le docteur. Il avait promis de n’avertir personne, Marthe exigeant d’arriver chez sa mĂšre Ă  l’improviste. Je fis arrĂȘter Ă  quelque distance de la maison des Grangier. La troisiĂšme fois que le cocher se retourna, nous descendĂźmes. Cet homme croyait surprendre notre troisiĂšme baiser, il surprenait le mĂȘme. Je quittais Marthe sans prendre les moindres dispositions pour correspondre, presque sans lui dire au revoir, comme une personne qu’on doit rejoindre une heure aprĂšs. DĂ©jĂ , des voisines curieuses se montraient aux fenĂȘtres. Ma mĂšre remarqua que j’avais les yeux rouges. Mes sƓurs rirent parce que je laissais deux fois de suite retomber ma cuillĂšre Ă  soupe. Le plancher chavirait. Je n’avais pas le pied marin pour la souffrance. Du reste, je ne crois pouvoir comparer mieux qu’au mal de mer ces vertiges du cƓur et de l’ñme. La vie sans Marthe, c’était une longue traversĂ©e. Arriverais-je ? Comme, aux premiers symptĂŽmes du mal de mer, on se moque d’atteindre le port et on souhaite mourir sur place, je me prĂ©occupais peu d’avenir. Au bout de quelques jours, le mal, moins tenace, me laissa le temps de penser Ă  la terre ferme. Les parents de Marthe n’avaient plus Ă  deviner grand’chose. Ils ne se contentaient pas d’escamoter mes lettres. Ils les brĂ»laient devant elle, dans la cheminĂ©e de sa chambre. Les siennes Ă©taient Ă©crites au crayon, Ă  peine lisibles. Son frĂšre les mettait Ă  la poste. Je n’avais plus Ă  essuyer de scĂšnes de famille. Je reprenais les bonnes conversations avec mon pĂšre, le soir, devant le feu. En un an, j’étais devenu un Ă©tranger pour mes sƓurs. Elles se rĂ©apprivoisaient, se rĂ©habituaient Ă  moi. Je prenais la plus petite sur mes genoux, et, profitant de la pĂ©nombre, la serrais avec une telle violence, qu’elle se dĂ©battait, mi riante, mi pleurante. Je pensais Ă  mon enfant, mais j’étais triste. Il me semblait impossible d’avoir pour lui une tendresse plus forte. Étais-je mĂ»r pour qu’un bĂ©bĂ© me fĂ»t autre chose que frĂšre ou sƓur ? Mon pĂšre me conseillait des distractions. Ces conseils-lĂ  sont engendrĂ©s par le calme. Qu’avais-je Ă  faire, sauf ce que je ne ferais plus ? Au bruit de la sonnette, au passage d’une voiture, je tressaillais. Je guettais dans ma prison les moindres signes de dĂ©livrance. À force de guetter des bruits qui pouvaient annoncer quelque chose, mes oreilles, un jour, entendirent des cloches. C’étaient celles de l’armistice. Pour moi, l’armistice signifiait le retour de Jacques. DĂ©jĂ , je le voyais au chevet de Marthe, sans qu’il me fĂ»t possible d’agir. J’étais Ă©perdu. Mon pĂšre revint de Paris. Il voulait que j’y retournasse avec lui On ne manque pas une fĂȘte pareille. » Je n’osais refuser. Je craignais de paraĂźtre un monstre. Puis, somme toute, dans ma frĂ©nĂ©sie de malheur, il ne me dĂ©plaisait pas d’aller voir la joie des autres. Avouerais-je qu’elle ne m’inspirĂąt pas grande envie. Je me sentais seul capable d’éprouver les sentiments qu’on prĂȘte Ă  la foule. Je cherchais le patriotisme. Mon injustice, peut-ĂȘtre, ne me montrait que l’allĂ©gresse d’un congĂ© inattendu les cafĂ©s ouverts plus tard, le droit pour les militaires d’embrasser les midinettes. Ce spectacle, dont j’avais pensĂ© qu’il m’affligerait, qu’il me rendrait jaloux, ou mĂȘme qu’il me distrairait par la contagion d’un sentiment sublime, m’ennuya comme une Sainte-Catherine. Depuis quelques jours, aucune lettre ne me parvenait. Un des rares aprĂšs-midi oĂč il tomba de la neige, mes frĂšres me remirent un message du petit Grangier. C’était une lettre glaciale de Mme Grangier. Elle me priait de venir au plus vite. Que pouvait-elle me vouloir ? La chance d’ĂȘtre en contact, mĂȘme indirect, avec Marthe, Ă©touffa mes inquiĂ©tudes. J’imaginais Mme Grangier m’interdisant de revoir sa fille, de correspondre avec elle, et moi, l’écoutant, tĂȘte basse, comme un mauvais Ă©lĂšve. Incapable d’éclater, de me mettre en colĂšre, aucun geste ne manifesterait ma haine. Je saluerais avec politesse, et la porte se refermerait pour toujours. Alors, je trouverais les rĂ©ponses, les arguments de mauvaise foi, les mots cinglants qui eussent pu laisser Ă  Mme Grangier, de l’amant de sa fille, une image moins piteuse que celle d’un collĂ©gien pris en faute. Je prĂ©voyais la scĂšne, seconde par seconde. Lorsque je pĂ©nĂ©trai dans le petit salon, il me sembla revivre ma premiĂšre visite. Cette visite signifiait alors que je ne reverrais peut-ĂȘtre plus Marthe. Mme Grangier entra. Je souffris pour elle de sa petite taille, car elle s’efforçait d’ĂȘtre hautaine. Elle s’excusa de m’avoir dĂ©rangĂ© pour rien. Elle prĂ©tendit qu’elle m’avait envoyĂ© ce message pour obtenir un renseignement trop compliquĂ© Ă  demander par Ă©crit, mais qu’entre temps elle avait eu ce renseignement. Cet absurde mystĂšre me tourmenta plus que n’importe quelle catastrophe. PrĂšs de la Marne, je rencontrai le petit Grangier, appuyĂ© contre une grille. Il avait reçu une boule de neige en pleine figure. Il pleurnichait. Je le cajolai, je l’interrogeai sur Marthe. Sa sƓur m’appelait, me dit-il. Leur mĂšre ne voulait rien entendre, mais leur pĂšre avait dit Marthe est au plus mal, j’exige qu’on obĂ©isse. » Je compris en une seconde la conduite si bourgeoise, si Ă©trange, de Mme Grangier. Elle m’avait appelĂ©, par respect pour son Ă©poux, et la volontĂ© d’une mourante. Mais l’alerte passĂ©e, Marthe saine et sauve, on reprenait la consigne. J’eusse dĂ» me rĂ©jouir. Je regrettais que la crise n’eĂ»t pas durĂ© le temps de me laisser voir la malade. Deux jours aprĂšs, Marthe m’écrivit. Elle ne faisait aucune allusion Ă  ma visite. Sans doute la lui avait-on escamotĂ©e. Marthe parlait de notre avenir, sur un ton spĂ©cial, serein, cĂ©leste, qui me troublait un peu. Serait-il vrai que l’amour est la forme la plus violente de l’égoĂŻsme, car, cherchant une raison Ă  mon trouble, je me dis que j’étais jaloux de notre enfant, dont Marthe aujourd’hui m’entretenait plus que de moi-mĂȘme. Nous l’attendions pour mars. Un vendredi de janvier, mes frĂšres, tout essoufflĂ©s, nous annoncĂšrent que le petit Grangier avait un neveu. Je ne compris pas leur air de triomphe, ni pourquoi ils avaient tant couru. Ils ne se doutaient certes pas de ce que la nouvelle pouvait avoir d’extraordinaire Ă  mes yeux. Mais un oncle Ă©tait pour mes frĂšres une personne d’ñge. Que le petit Grangier fĂ»t oncle tenait donc du prodige, et ils Ă©taient accourus pour nous faire partager leur Ă©merveillement. C’est l’objet que nous avons constamment sous les yeux que nous reconnaissons avec le plus de difficultĂ©, si on le change un peu de place. Dans le neveu du petit Grangier, je ne reconnus pas tout de suite l’enfant de Marthe, – mon enfant. L’affolement que dans un lieu public produit un court-circuit, j’en fus le théùtre. Tout Ă  coup il faisait noir en moi. Dans cette nuit, mes sentiments se bousculaient ; je me cherchais, je cherchais Ă  tĂątons des dates, des prĂ©cisions. Je comptais sur mes doigts comme je l’avais vu faire quelquefois Ă  Marthe, sans alors la soupçonner de trahison. Cet exercice ne servait d’ailleurs Ă  rien. Je ne savais plus compter. Qu’était-ce que cet enfant que nous attendions pour mars, et qui naissait en janvier ? Toutes les explications que je cherchais Ă  cette anormalitĂ©, c’est ma jalousie qui les fournissait. Tout de suite, ma certitude fut faite. Cet enfant Ă©tait celui de Jacques. N’était-il pas venu en permission neuf mois auparavant. Ainsi, depuis ce temps, Marthe me mentait. D’ailleurs, ne m’avait-elle pas dĂ©jĂ  menti au sujet de cette permission ! Ne m’avait-elle pas d’abord jurĂ© s’ĂȘtre pendant ces quinze jours maudits refusĂ©e Ă  Jacques, pour m’avouer, longtemps aprĂšs, qu’il l’avait plusieurs fois possĂ©dĂ©e ! Je n’avais jamais pensĂ© bien profondĂ©ment que cet enfant pĂ»t ĂȘtre celui de Jacques. Et si, au dĂ©but de la grossesse de Marthe, j’avais pu souhaiter lĂąchement qu’il en fĂ»t ainsi, il me fallait bien avouer, aujourd’hui, que je croyais ĂȘtre en face de l’irrĂ©parable, que, bercĂ© pendant des mois par la certitude de ma paternitĂ©, j’aimais cet enfant, cet enfant qui n’était pas le mien. Pourquoi fallait-il que je ne me sentisse le cƓur d’un pĂšre, qu’au moment oĂč j’apprenais que je ne l’étais pas ! On le voit, je me trouvais dans un dĂ©sordre incroyable, et comme jetĂ© Ă  l’eau, en pleine nuit, sans savoir nager. Je ne comprenais plus rien. Une chose surtout que je ne comprenais pas, c’était l’audace de Marthe, d’avoir donnĂ© mon nom Ă  ce fils lĂ©gitime. À certains moments, j’y voyais un dĂ©fi jetĂ© au sort qui n’avait pas voulu que cet enfant fĂ»t le mien, Ă  d’autres moments je n’y voulais plus voir qu’un manque de tact, une de ces fautes de goĂ»t qui m’avaient plusieurs fois choquĂ© chez Marthe, et qui n’étaient que son excĂšs d’amour. J’avais commencĂ© une lettre d’injures. Je croyais la lui devoir, par dignitĂ© ! Mais les mots ne venaient pas, car mon esprit Ă©tait ailleurs, dans des rĂ©gions plus nobles. Je dĂ©chirai la lettre. J’en Ă©crivis une autre, oĂč je laissai parler mon cƓur. Je demandais pardon Ă  Marthe. Pardon de quoi ? Sans doute que ce fils fĂ»t celui de Jacques. Je la suppliais de m’aimer quand mĂȘme. L’homme trĂšs jeune est un animal rebelle Ă  la douleur. DĂ©jĂ  j’arrangeais autrement ma chance. J’acceptais presque cet enfant de l’autre. Mais avant mĂȘme que j’eusse fini ma lettre, j’en reçus une de Marthe, dĂ©bordante de joie. – Ce fils Ă©tait le nĂŽtre, nĂ© deux mois avant terme. Il fallait le mettre en couveuse. J’ai failli mourir », disait-elle. Cette phrase m’amusa comme un enfantillage. Car je n’avais place que pour la joie. J’eusse voulu faire part de cette naissance au monde entier, dire Ă  mes frĂšres qu’eux aussi Ă©taient oncles. Avec joie, je me mĂ©prisais comment avoir pu douter de Marthe ? Ces remords, mĂȘlĂ©s Ă  mon bonheur, me la faisaient aimer plus fort que jamais, mon fils aussi. Dans mon incohĂ©rence, je bĂ©nissais la mĂ©prise. Somme toute, j’étais content d’avoir fait connaissance, pour quelques instants, avec la douleur. Du moins, je le croyais. Mais rien ne ressemble moins aux choses elles-mĂȘmes que ce qui en est tout prĂšs. Un homme qui a failli mourir croit connaĂźtre la mort. Le jour oĂč elle se prĂ©sente enfin Ă  lui, il ne la reconnaĂźt pas Ce n’est pas elle », dit-il, en mourant. Dans sa lettre Marthe me disait encore Il te ressemble ». J’avais vu des nouveau-nĂ©s, mes frĂšres et mes sƓurs, et je savais que seul l’amour d’une femme peut leur dĂ©couvrir la ressemblance qu’elle souhaite. Il a mes yeux », ajoutait-elle. Et seul aussi son dĂ©sir de nous voir rĂ©unis en un seul ĂȘtre pouvait lui faire reconnaĂźtre ses yeux. Chez les Grangier, aucun doute ne subsistait plus. Ils maudissaient Marthe, mais s’en faisaient les complices, afin que le scandale ne rejaillĂźt » pas sur la famille. Le mĂ©decin, autre complice de l’ordre, cachant que cette naissance Ă©tait prĂ©maturĂ©e, se chargerait d’expliquer au mari, par quelque fable, la nĂ©cessitĂ© d’une couveuse. Les jours suivants, je trouvai naturel le silence de Marthe. Jacques devait ĂȘtre auprĂšs d’elle. Aucune permission ne m’avait si peu atteint que celle-ci, accordĂ©e au malheureux pour la naissance de son fils. Dans un dernier sursaut de puĂ©rilitĂ©, je souriais mĂȘme Ă  la pensĂ©e que ces jours de congĂ©, il me les devait. Notre maison respirait le calme. Les vrais pressentiments se forment Ă  des profondeurs que notre esprit ne visite pas. Aussi, parfois, nous font-ils accomplir des actes que nous interprĂ©tons tout de travers. Je me croyais plus tendre Ă  cause de mon bonheur et je me fĂ©licitais de savoir Marthe dans une maison que mes souvenirs heureux transformaient en fĂ©tiche. Un homme dĂ©sordonnĂ© qui va mourir et ne s’en doute pas met soudain de l’ordre autour de lui. Sa vie change. Il classe des papiers. Il se lĂšve tĂŽt, il se couche de bonne heure. Il renonce Ă  ses vices. Son entourage se fĂ©licite. Aussi sa mort brutale semble-t-elle d’autant plus injuste. Il allait vivre heureux. De mĂȘme, le calme nouveau de mon existence Ă©tait ma toilette du condamnĂ©. Je me croyais meilleur fils parce que j’en avais un. Or, ma tendresse me rapprochait de mon pĂšre, de ma mĂšre parce que quelque chose savait en moi que j’aurais, sous peu, besoin de la leur. Un jour, Ă  midi, mes frĂšres revinrent de l’école en nous criant que Marthe Ă©tait morte. La foudre qui tombe sur un homme est si prompte qu’il ne souffre pas. Mais c’est pour celui qui l’accompagne un triste spectacle. Tandis que je ne ressentais rien, le visage de mon pĂšre se dĂ©composait. Il poussa mes frĂšres. Sortez, bĂ©gaya-t-il. Vous ĂȘtes fous, vous ĂȘtes fous. » Moi, j’avais la sensation de durcir, de refroidir, de me pĂ©trifier. Ensuite, comme une seconde dĂ©roule aux yeux d’un mourant tous les souvenirs d’une existence, la certitude me dĂ©voila mon amour avec tout ce qu’il avait de monstrueux. Parce que mon pĂšre pleurait, je sanglotais. Alors, ma mĂšre me prit en mains. Les yeux secs, elle me soigna froidement, tendrement, comme s’il se fĂ»t agi d’une scarlatine. Ma syncope expliqua le silence de la maison, les premiers jours, Ă  mes frĂšres. Les autres jours, ils ne comprirent plus. On ne leur avait jamais interdit les jeux bruyants. Ils se taisaient. Mais, Ă  midi, leurs pas sur les dalles du vestibule me faisaient perdre connaissance comme s’ils eussent dĂ» chaque fois m’annoncer la mort de Marthe. Marthe ! Ma jalousie la suivant jusque dans la tombe, je souhaitais qu’il n’y eĂ»t rien, aprĂšs la mort. Ainsi, est-il insupportable que la personne que nous aimons se trouve en nombreuse compagnie dans une fĂȘte oĂč nous ne sommes pas. Mon cƓur Ă©tait Ă  l’ñge oĂč l’on ne pense pas encore Ă  l’avenir. Oui, c’est bien le nĂ©ant que je dĂ©sirais pour Marthe, plutĂŽt qu’un monde nouveau, oĂč la rejoindre un jour. La seule fois que j’aperçus Jacques, ce fut quelques mois aprĂšs. Sachant que mon pĂšre possĂ©dait des aquarelles de Marthe, il dĂ©sirait les connaĂźtre. Nous sommes toujours avides de surprendre ce qui touche aux ĂȘtres que nous aimons. Je voulus voir l’homme auquel Marthe avait accordĂ© sa main. Retenant mon souffle et marchant sur la pointe des pieds, je me dirigeais vers la porte entr’ouverte. J’arrivais juste pour entendre — Ma femme est morte en l’appelant. Pauvre petit ! N’est-ce pas ma seule raison de vivre. En voyant ce veuf si digne et dominant son dĂ©sespoir, je compris que l’ordre, Ă  la longue, se met de lui-mĂȘme autour des choses. Ne venais-je pas d’apprendre que Marthe Ă©tait morte en m’appelant, et que mon fils aurait une existence raisonnable.

le diable au corps résumé par chapitre